Quand on le laisse seul
Le monde mental ment
Monumentalement
Prévert (Paroles)
Les idées ont des conséquences. Et ceux qui veulent avoir une idée de notre futur comme peuple ne doivent pas s’arrêter à la corruption, à l’insécurité, à la gabegie administrative, à l’effondrement du niveau de l’éducation etc. Tous ces problèmes sont réels mais ils n’annoncent l’avenir qu’en pointillés et peuvent tous être résolus. Mais… le seront-ils ?
Pour le savoir, il faut prêter attention aux idées qui circulent dans la société, surtout celles qui sont à la mode, qui sont acceptées, qui dominent. Ce sont elles qui nous disent de quoi demain sera fait car ce sont elles qui orienteront les politiques publiques qui tenteront de résoudre les problèmes (et, ce faisant, peuvent les empirer), ce sont elles qui donneront la direction aux mouvements sociaux, ce sont elles qui nous mèneront à l’abime ou qui nous sauveront.
Ces idées comptent, dans un certain sens, beaucoup plus que les hommes (intellectuels ou politiciens) qui les portent. Cela pour deux raisons : la première c’est que ces idées peuvent survivre (et souvent survivent) aux hommes qui les portent (le noirisme de Duvalier, par exemple, est en train de refaire surface, sans Duvalier); la deuxième c’est que ces idées ont des postulats et des implications et ceux qui supportent une idée donnée ne sont pas nécessairement conscients de ces implications ni de ces postulats. Ils ne réalisent donc ni les limites ni les potentielles dérives de ces idées.
Toutes les idées ne se valent pas. Toutes les idées n’ont pas la même force de mobilisation ni la même solidité face au réel. Une idée peut être très populaire mais se révéler incapable, lorsqu’elle est appliquée comme politique publique, de transformer le réel sur lequel cette idée se prononçait. Elle peut non seulement ne pas donner les résultats escomptés mais encore aboutir à quelque chose n’ayant rien à voir avec ce qu’elle promettait. François Duvalier et ses amis faisaient de la question de couleur LA question sociale haïtienne et l’accession au pouvoir d’un « représentant » de ces « classes noires défavorisées» était censé favoriser l’ascension socio-économique de ces dernières. Cependant, les trente ans de pouvoir duvaliériste furent trente ans de terreur, d’une violence sauvage, de sang et de larmes. Les victimes se comptèrent par dizaines de milliers (mulâtres et noirs). Le pays fut ruiné mais la famille Duvalier devint riche avant de se « mulâtriser ». Quant aux « masses noires défavorisées », elles restèrent là où elles avaient toujours été. Et M-R Trouillot de conclure «Fou qui croit qu’il trahissait le rêve : c’était ça, le rêve!»
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Etait-il inévitable pour la société haïtienne de payer un tel prix pour une approche erronée des causes de nos problèmes ? Théoriquement non. Si la liberté de parole avait été robuste par rapport non seulement aux pouvoirs établis mais aussi et surtout par rapport aux idées à la mode, le noirisme de Duvalier aurait été peut-être pulvérisé bien avant qu’il n’arrive au pouvoir et ne cause les désastres que nous connaissons. (Une pause ici pour préciser : le lecteur aura noté que je ne parle pas d’idéologie dans le cas du noirisme. Le terme aurait été juste. C’est délibérément que je ne le fais pas.)
Les idées qui circulent dans la société sont des réponses à un ou des problèmes. Ces réponses peuvent être brillantes. Elles peuvent être bêtes. Elles peuvent être bêtes et brillantes : certaines idées qui « devraient marcher » ne marchent pas ; d’autres marchent sans qu’on sache trop pourquoi. C’est pourquoi il est important de passer au crible des débats les idées qui sont à la mode, celles qui sont acceptées. C’est le seul moyen de protéger la société des expérimentations inutiles mais coûteuses : seules devraient survivre les idées qui sont assez solides pour survivre les feux de la critique d’une société libre. (Et même là…il n’y a pas de garantie absolue)
En l’absence de débats contradictoires, les idées erronées, boiteuses, stériles, contre-productives, pernicieuses même, foisonnent sans être démasquées ou exposées pour ce qu’elles sont vraiment et ne tardent pas à se transformer en paroles d’évangile. Une école haïtienne (critique de l’école-à-plusieurs-vitesses) par exemple, faire du Créole la langue d’enseignement (Kreyòl-lang-manman-nou), l’union-fait-la-force, démocratie = dictature de la loi, la parité de genre etc. constituent tous des idées apparemment bonnes ou innocentes mais qui, ou bien nous feront tourner en rond, ou bien mèneront à un désastre. Quant au concept de « société civile », les abus que cette notion a soufferts sont probablement la principale cause de la faiblesse de la société civile haïtienne. Mais de toutes ces idées, la plus perverse, la plus dangereuse et la plus bête est aussi celle qui semble faire le plus de chemin : les inégalités socio-économiques constituent LE problème social haïtien. (Je reviendrai sur ces differentes questions dans les textes à venir.)
Conclusion
Les idées ont des conséquences. Ce n’est pas parce que de « grands intellectuels » et des professeurs d’université s’alignent derrière une idée qu’elle est forcément bonne. Les sociétés démocratiques occidentales sont plus stables pour une bonne part parce qu’elles commettent moins d’erreurs ; et elles commettent moins d’erreurs parce que ce sont des sociétés de débats et que ces débats permettent (souvent mais pas toujours) de séparer le bon grain de l’ivraie avant une quelconque tentative d’application. Celui qui veut accéder à la présidence dans ces sociétés doit défendre ses idées et ses projets de politiques publiques contre toutes sortes de critiques et de questionnements. Et si ses idées vont à contre-courant des idées conventionnelles, il fera face à une série interminable de débats où ses idées seront passées au crible (voyez ce qui se passe en France avec Zemmour). C’est le meilleur moyen d’empêcher que la société paie pour des idées erronées qui ne peuvent pas transformer le réel comme elles le promettent (comme ce fut le cas du noirisme). C’est aussi le meilleur moyen de forcer la médiocrité en-dehors de la direction du pays.
A.J. Victor
A venir
Le pouvoir (et le danger) des idées (2 de 5) : L’école-à-plusieurs-vitesses, le problème n’est pas le nombre de vitesses
Le pouvoir (et le danger) des idées (3 de 5) : Le Créole comme langue d’enseignement :une erreur qui nous coûtera beaucoup
Le pouvoir (et le danger) des idées (4 de 5) : La démocratie n’est pas la dictature de la loi
Le pouvoir (et le danger) des idées (5 de 5): La parité de genre, une porte ouverte sur la médiocrité
Le pouvoir (et le danger) des idées (6 de 6): Pourquoi il ne faut pas faire des inégalités sociales LA question sociale haïtienne