« Le pouvoir (et le danger) des idées. (2 de 5): L’école-à-plusieurs-vitesses : le problème n’est pas le nombre de vitesses



A. J. Victor
janvier 24, 2022

 

Pour Djenny A.

Les idées ont des conséquences et ces dernières se font sentir avec plus d’acuité lorsque ces idées se transforment en politique publique. Cependant, une idée erronée peut faire du mal même si elle ne fait pas l’objet d’une application formelle : il est un certain triomphe «en douceur» d’une idée qui lui permet d’agir à travers de multiples décisions ponctuelles. C’est ce qui est arrivé avec l’idée que le problème de l’éducation en Haïti est une question de «vitesses», i.e., d’inégalité dans le niveau des différentes écoles.

Il est incontestable qu’il existe un écart abyssal entre les meilleures écoles de la république et les plus faibles et, aux yeux des critiques de « l’école à plusieurs vitesses », c’est ce décalage lui-même qui semble être le problème (même si je ne suis pas sûr qu’ils réalisent la nuance, car l’idée est à la mode !). Cette manière d’approcher le problème est dangereuse parce que, si c’est le décalage qui est le problème, c’est cette différence de niveau qui doit être combattue. La question une fois ainsi posée, la recherche de la solution ira logiquement vers une «égalisation» des écoles. Théoriquement, cette égalisation peut se faire soit par le haut (toutes les écoles deviennent excellentes) soit par le bas (toutes les écoles deviennent médiocres). Placé devant un tel choix, personne ne dira explicitement qu’il veut la médiocrité, et c’est normal. Ce qu’on aura dans la pratique, c’est une poussée vers le bas. Et c’est ce qui est en train de se passer avec l’école haïtienne.

Je vais d’abord expliquer pourquoi la recherche de l’égalisation entraine une poussée vers le bas et illustrer comment cela est en train de se faire. Puis j’expliquerai pourquoi il ne faut pas se soucier trop de cette question d’inégalité (de multiplicité des vitesses). Finalement j’offrirai les grandes lignes d’une solution réaliste au vrai problème.

La douce pente vers la médiocrité

Une politique d’égalisation des écoles par le haut exigerait un effort soutenu pendant des décades. Faire monter le niveau des écoles les plus faibles demandera du temps, beaucoup de ressources humaines et matérielles mais aussi la vérité, la créativité, une solidarité réelle avec les plus pauvres et une solide volonté politique prête à tout risquer dans un combat contre l’inertie actuelle. En tout cela nous sommes pauvres. Les ressources matérielles sont disponibles car nous pouvons toujours aller les quémander chez le blanc. Ce sont les autres qui font défaut. Et ce ne sont pas des choses que le blanc peut donner ou prêter même s’il le voulait. L’égalisation par le bas est plus facile et c’est une approche que la culture populaire peut vivre avec (c’est le panier de crabes et nous y sommes habitués).

C’est donc ce nivellement par le bas qui est en train de se réaliser. Pas officiellement bien sûr, mais sous couvert de « justice sociale ». Il se matérialise à travers une multitude de petites décisions apparemment isolées et anodines en elles-mêmes mais allant toutes dans la même direction : chaque fois que les autorités du pays avaient une raison d’intervenir dans le calendrier scolaire ce fut pour soustraire des jours de classe, donc réduire le temps d’apprentissage. En 2010, ce n’est pas tout le pays qui fut frappé par le séisme, mais c’est dans tout le pays que les écoles furent fermées. L’Association des maires du Nord ordonna la fermeture de toutes les écoles du Nord et certains inspecteurs du MENFP allèrent eux-mêmes fermer des établissements qui, en février 2010, avaient amorcé une réouverture[1] (au lieu d’encourager les autres à faire de même). En 2011, 2012, 2013, des jours de classe furent retranchés du calendrier scolaire pour des raisons farfelues : en 2011 ce fut pour attendre le PSUGO, en 2012 et 2013 ce fut parce que tous les parents n’étaient pas prêts. Bien sûr, rien d’autre ne fut fait pour les aider, ce qui serait un pas vers le haut.

En septembre 2021, l’ouverture des classes fut repoussée pour tout le pays alors que seulement le Grand Sud avait été frappé par le séisme du 14 août. Certaines écoles congréganistes commencèrent quand même à travailler (discrètement) à la date normale d’ouverture. Un article d’AyiboPost, promettant de nous faire comprendre «  … comment l’école reproduit la pauvreté en Haïti » fustigea cette décision : « La rentrée scolaire avant la date fixée par l’État est un des facteurs qui renforcent l’éducation à double vitesse en Haïti…». Notez que ce n’est pas la décision gouvernementale de réduire le temps d’apprentissage qui est critiquée mais l’effort de maintenir le niveau en respectant un calendrier normal. Le titre de l’article est aussi intéressant en cela qu’il suggère que la décision de ces écoles contribue à reproduire la pauvreté. Alors, si la recherche de l’excellence produit la pauvreté, est-ce l’ignorance qui produit la richesse ?

La baisse du niveau puis l’élimination pure et simple des examens de 6ème AF ainsi que l’institution de la promotion automatique au premier cycle relèvent de la même logique (Voir à ce sujet mon article Le baiser de Judas). Ces mesures ne constituent pas une politique publique à proprement parler. Ce qui est en action ici, c’est cette influence « douce » de l’idée que le plus important c’est la réduction du décalage. Elle conduit à réprimer les tentatives des écoles qui essaient de faire mieux et à mettre la force coercitive de l’Etat au service d’une médiocrité de plus en plus poussée de l’éducation.

L’égalisation par le haut : impossible et pas souhaitable

Il faudrait commencer par faire remonter les écoles plus faibles au même niveau que les meilleures. Cette tâche est beaucoup plus difficile qu’on ne se l’imagine car les ressources humaines manquent pour cette solution. Il faudrait mettre un frein à l’exode des cadres pour pouvoir trouver au pays non seulement les enseignants, mais aussi le personnel des échelons plus élevés (directeurs pédagogiques, directeurs, coordonnateurs des matières etc.). Le problème se trouve compliqué par le fait que, surtout dans le domaine de l’éducation, la compétence stricte ne suffit pas. Cela prendra du temps : même l’élève le plus brillant de l’Ecole Normale aura besoin de quelques années d’expérience dans les salles de classe. Il lui faudra aussi acquérir une certaine maturité comme personne humaine tout court avant de pouvoir diriger une école avec efficacité. Ce n’est pas tout : il sera difficile de déplacer les compétences vers les provinces et vers les zones reculées du pays, tant que ces zones seront aussi …reculées. Ce n’est pas une simple question que les Haïtiens n’aiment pas le pays assez pour faire des sacrifices : un normalien diplômé expérimenté mais marié avec enfants n’acceptera pas d’aller dans un endroit où il ne peut trouver une bonne école pour ses enfants. Il n’a pas tort.

Même si on fait adopter les mêmes manuels à toutes les écoles, certaines écoles auront malgré tout une meilleure performance. Rien que le leadership ou la créativité du directeur peut faire monter le niveau de son école. Même à niveau académique égal, un directeur qui est meilleur administrateur ou qui possède un caractère plus ferme, ou qui est plus créatif dans la gestion des ressources à sa disposition obtiendra de meilleurs résultats qu’un autre. Une réalité encore plus déplaisante est que le premier élan vers la scolarisation universelle ne pourra pas apporter un niveau d’éducation égal à celui des villes dans toutes les zones andeyò. Il faudra probablement attendre que ces andeyò ne soient plus en-dehors (donc pas seulement la croissance mais une croissance géographiquement équilibrée) pour que les ressources humaines nécessaires y soient disponibles.

Le nivellement par le haut est donc une illusion. Elle n’existe, d’ailleurs, dans aucune société. Il y a toujours une meilleure école, un meilleur système d’éducation dans une ville par exemple, que dans une autre. Aux Etats-Unis certaines organisations publient régulièrement une liste des 10 ou 100 meilleures universités du pays. Les méthodologies, critères et procédures utilisés pour arriver au classement sont , bien sûr, rendus publics parce que, lorsque les facteurs considérés sont modifiés, la liste change. Cependant, certaines grandes universités font partie de toutes les listes des 100 meilleures universités américaines, chaque année.

Il y a mieux : même si cette égalisation par le haut était possible, elle ne serait pas souhaitable. Ce qu’on appelle en général des « écoles d’excellence » ne sont pas forcément faites pour tous les enfants. Il y a bien sûr la réalité que tous les enfants n’ont pas la même «intelligence » mais aussi et surtout il y a la diversité humaine qui entre en jeu et prend du poids quand ce sont tous les enfants qui vont à l’école. Un enfant discipliné, travailleur, qui apprend bien ce qu’on lui enseigne comme on le lui a enseigné, peut devenir un excellent chirurgien. C’est bien mais c’est aussi un domaine où la créativité ne compte pour rien ou presque. Un enfant non-conformiste, rêveur, un peu trop original etc. peut avoir beaucoup de mal à s’adapter à une école où la discipline est trop stricte ; mais c’est ce genre d’enfant qui deviendra un grand romancier ou un grand poète. Ce sont ces enfants-là qui deviennent les adultes qui innovent, inventent et créent, même en science et en technologie.

L’école à plusieurs vitesses est donc normale et même une bonne chose. L’obsession égalitariste (même d’une égalisation par le haut) ne peut tendre qu’à bâtir un système monolithique, fermé, insensible à la diversité humaine, et qui ne tardera pas à être dominé par des médiocres. On y perdrait en fait plus que l’éducation d’excellence ; les libertés publiques seraient piétinées et écrasées dans cette recherche illusoire d’égalité. Un système pareil, même s’il produisait des têtes bien bourrées (ce qu’il ne pourrait pas faire pendant longtemps) , ne pourra jamais nous offrir les individus libres, épanouis, curieux, passionnés, innovateurs qui peuvent nous bâtir un avenir viable et avec qui il peut faire bon de vivre en société.

Que faire ?

L’école à plusieurs vitesses permet même aux enfants qui ne sont pas très doués pour l’apprentissage scolaire de contribuer à la société en leur permettant d’acquérir, sans écraser leur individualité, le minimum nécessaire à cela. Le problème n’est pas dans cet écart per se, mais dans le fait que le niveau le plus bas est trop bas (ce n’est pas vraiment discutable) et que le niveau le plus haut n’est pas assez haut (d’où la prolifération des écoles « américaines » ou « françaises » dans le pays). Là est le problème qu’il faut résoudre. Une fois le problème correctement posé, le travail sera quand même colossal mais réaliste et possible :

  1. Etablir un niveau minimum qui nous permet de préparer des professionnels compétents dans tous les domaines. Qu’on mette en place des dispositifs pour aider les enfants qui n’arrivent pas à satisfaire même ce niveau minimum (il y en aura, il y en a dans toutes les sociétés. Ils ont d’autres qualités) ; mais qu’on ne permette à aucune école de descendre en-dessous de ce niveau.
  2. Laisser les écoles libres de monter le niveau autant qu’elles le peuvent au-dessus de ce niveau minimum et étudier les innovations résultant de ces tentatives de monter le niveau pour s’en servir pour améliorer le système global.
  3. Etablir un couloir vers le haut pour les défavorisés. Par exemple, accorder des bourses dans les meilleures écoles aux lauréats d’un concours auquel peuvent participer n’importe quel élève du pays qui fait partie des cinq premiers de sa classe mais n’a pas les moyens de se payer cette école. (Je n’ai pas de place ici pour discuter de « la scolarisation universelle » et de la « scolarisation universelle gratuite ». Je veux seulement signaler que la société n’est nullement obligée de le faire à travers des écoles publiques. On peut parfaitement payer la scolarité de l’enfant dans une école privée.)

Conclusion

L’idée même de l’éducation postule qu’on peut changer les hommes. Cela ne veut nullement dire qu’on peut les transformer en ce qu’on veut. L’éducation ne peut être efficace que si elle reconnait ses limites et n’essaie pas d’aller au-delà de l’irréductible diversité humaine. La bonne nouvelle est que cette diversité elle-même est une richesse : les meilleurs élèves ne font pas toujours les meilleurs employés ni les meilleurs citoyens ni les meilleurs compagnons. Illustrons :

Vous êtes entrepreneur. Qui préfèreriez-vous avoir dans votre entreprise : ce « petit comptable » qui fait des fautes de français mais vous soumet des rapports réguliers et transparents ? Ou ce « grand comptable », ancien d’une des meilleures écoles du pays, s’exprimant correctement en français mais qui vous soumet des rapports pas toujours clairs et dont le train de vie semble au-dessus même du gros salaire que vous lui payez ?

Vous êtes malade à l’hôpital. Les enfants sont à l’extérieur et les amis sont trop occupés pour vous visiter. Mais il y a cette «petite» infirmière qui n’ose rien faire sans vérifier avec l’infirmière en chef. Vous avez de bonnes raisons de croire qu’elle n’a pas été à une si bonne école et qu’elle ne fut pas certainement pas une élève brillante ; mais c’est elle qui passe vous voir régulièrement (pas seulement vous), vous sourit : tèt la pa yon ti jan trò wo ? Elle remarque que vos lèvres sont sèches : ou ta bwè yon ti dlo ? Ou vle fè on ti pipi ? Quand vous avez eu votre petit accident (disons un « pipistrophe »[2]), sa réaction a complètement effacé votre embarras. Elle vous a même fait rire de l’incident.

A votre sortie de l’hôpital, votre médecin et l’infirmière en chef ont de «très bonnes» infirmières à vous recommander pour votre période de convalescence à la maison, mais vous restez inflexible : ce sera elle ou personne! Et vous savez exactement pourquoi.

  1. Voir l’article du professeur Patrice Dalencour dans Le Nouvelliste du 24-25 mai 2010 : Ecole et société : l’éternel malentendu. L’article a été re-publié en annexe dans son excellent ouvrage De l’enthousiasme au désenchantement, un éducateur s’interroge, C3 2013)

  2. Référence à une blague de Languichatte : un garçon urine dans son pantalon en classe. Quand la maitresse s’en aperçoit elle s’écrie « Mais c’est une catastrophe ! ». Et l’enfant, tout en pleurs, répond: « Non, mademoiselle, ce n’est pas une cacastrophe, c’est un pipistrophe. »



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