Dans la maison de mes frères : le nationalisme sans la nation



A. J. Victor
novembre 18, 2022

« Maintenez cette précieuse concorde, cette heureuse harmonie
parmi vous ; c’est le gage de votre bonheur, de votre salut,
 de vos succès : c’est le secret d’être invincibles.
       Jean-Jacques Dessalines (Avril 1804)

Un nationalisme….

Avec les tentatives de matérialisation du projet d’intervention militaire étrangère dans le pays, se matérialise aussi, ici, un « nationalisme » vociférant, arrogant, sûr de lui-même. L’ancien sénateur Moise Jean-Charles  s’est fait le porte-drapeau de ce « nationalisme» et le pasteur-historien-philosophe-chercheur-PhD etc. Jean Fils-Aimé est venu apporter sa pierre à une émission de Le Point de Télé-Métropole (octobre 2022) : l’appel à brûler les banques serait justifié selon lui comme un appel à sauter le système, un appel justifié par l’iniquité des banques et qui doit être compris dans le cadre d’une lutte contre la tyrannie du Core Group. L’intervention étrangère ne viserait qu’a permettre de voler nos richesses, puis vient la rengaine : les-oligarques-il-faut-renverser-Ariel-Henry-la-crise-alimentaire-et-sanitaire-est-un-mensonge-un-pretexte. etc. Toute la chanson qu’on connait déjà par cœur… Le tout arrosé d’une citation de Spinoza : question de faire peur à tout le monde (le présentateur inclus) en leur rappelant  qu’ils ont affaire à un entèlektyèl…

Se konsa...

Le citoyen ordinaire qui s’occupe de ses affaires, de nourrir sa famille et d’envoyer ses enfants à l’école, écoute ce discours (et veut le croire même, peut-être) mais se rend compte que quelque chose cloche. La tyrannie semble plus venir des gangs : ce sont eux qui font peur, qui violent, volent, séquestrent et tuent. Il y a ces histoires de fillettes violées devant leur père : une image insoutenable pour un père de famille (riche ou pauvre, milat ou nwè) quand il imagine sa fille à la place de la victime. Comparée à tout cela, l’iniquité des banques (peut-être réelle) semble être secondaire : il faut au moins être vivant pour en souffrir et la vie est une question de pile ou face chaque fois qu’un citoyen haïtien, vivant en Haïti, sort de chez lui.  Le problème le plus sérieux pour un chômeur aussi bien que pour celui qui travaille c’est l’insécurité car il faut être vivant pour travailler. Pour beaucoup dont les enfants constituent le seul investissement qu’ils peuvent se permettre, la fermeture des écoles et la montée en flèche des prix de tous les produits (y compris l’eau) est un second très proche. La solution individuelle pour ce citoyen serait la possibilité de laisser le pays pour aller vivre aux Etats-Unis, au Canada ou même en France (pas en Russie, pas en Chine, pas en Afrique !).  Mais si cela n’est pas possible, alors pouvoir au moins vivre dans son pays en toute dignité car, finalement, se pou sa 1804 te fèt !

….déconnecté

Ainsi pense la nation. Mais le discours « nationaliste » qui émerge aujourd’hui ne s’adresse à aucune de ces préoccupations. C’est un discours où la nation (et donc ses préoccupations propres) n’a pas son mot et ne semble même pas exister. Ce « nationalisme » est et demeure  stérile précisément parce qu’il est creux sans la réalité (la nation) qui devrait le justifier et lui donner consistance. L’erreur est d’autant plus grossière que c’est précisément cette même déconnexion par rapport à la nation qui explique l’impotence du « nationalisme » qui fit face à l’occupation américaine de 1915. Ce n’est pas un mouvement de résistance intérieure qui mit fin à l’occupation, mais « pétitions sur pétitions envoyées au Congrès [américain], action sur les journaux américains, dont la presse noire militante »[i] qui fit partir l’occupant[ii]. L’occupation américaine de 1915 permit à la nation de respirer et c’est pour n’avoir pas pris en compte ces aspirations parfaitement légitimes de la nation (ce que Dorsinville _voir plus bas _ appelle des « faits de vie ») que le «nationalisme» fut impuissant face à l’occupant. Ecoutez plutôt Dorsinville :

« C’est qu’aussi la paix américaine est un fait nouveau, d’une valeur institutionnelle et matérielle que l’état de guerre permanente n’avait pas permis d’approcher.

Les maisons des villes prenaient valeur d’investissement dans l’avenir, risquant peu désormais la destruction par quartiers entiers : les campagnes reprenaient de la valeur : elles pouvaient être cultivées et rapporter tant soit peu aux urbanisés absentéistes dont les titres reprenaient de la valeur : la profession reprenait un sens pour les grands professionnels, avocats, médecins, notaires. De plus l’avenir fleurissait de promesses[…]

Le nationalisme patriotique perdait de sa conviction devant les faits de vie et lentement capitula. »[iii] 

La situation n’est différente aujourd’hui qu’en apparence. Le citoyen ordinaire (un père de famille, une petite marchande, une infirmière qui se rend au travail) sait déjà qu’un convoi de militaires étrangers sera moins dangereux pour lui qu’une manifestation de Pitit Desalin, même si on leur crie « Yankee go home ! ». La simple nouvelle que ces troupes ont débarqué ramènera le calme dans plusieurs quartiers, le kidnapping baissera, les assassinats aussi. Les écoles rouvriront leurs portes et le rêve de voir « pitit mwen vin doktè » pourra faire son chemin. La paix et la sécurité seront aussi un fait relativement nouveau. Et les « nationalistes » d’aujourd’hui devront faire ce que leurs prédécesseurs des années de l’occupation de 1915 ont fait : compter sur le nationalisme réel des  citoyens des pays occidentaux pour combattre l’occupant : ces citoyens occidentaux supportent les Haïtiens qu’ils perçoivent comme combattant l’occupation précisément parce qu’eux seraient contre une occupation de leur propre territoire. Toute la force des faux nationalistes d’ici résidera dans le nationalisme réel des Canadiens et des Américains. C’est pourquoi je parle de nationalisme dépendant.   Ces « nationalistes » ne prendront pas les armes pour combattre l’occupant comme Louverture (puis Dessalines) l’avait fait. Ils ne sont pas aussi sérieux. Ils parleront et organiseront des manifestations. En fait ils seront, sous une éventuelle occupation, beaucoup plus en sécurité que le citoyen ordinaire : là où un citoyen quelconque peut tomber sous les balles des militaires étrangers  sans que cela fasse grand bruit, ces mêmes militaires seront prudents à ne rien faire à une figure politique publique, connu à l’extérieur comme opposant à l’occupation car ils devront alors en répondre devant leur propre gouvernement. Ces « nationalistes » le savent et comptent justement sur la supériorité morale de l’occident qu’ils nient dans leurs discours.

La leçon des ancêtres

Aujourd’hui nous donnons l’image d’un peuple qui n’a rien appris, ni de Louverture, ni de Dessalines, ni de la honte de la première occupation de 1915, ni de l’histoire en général.

Conformément à ce que Toussaint et Dessalines ont prouvé et contrairement à ce que la gauche haïtienne nous a fait croire, un petit pays n’est pas sans recours face à la volonté d’une grande puissance de le subjuguer. Une intervention étrangère non-voulue (comme celles de 1802 et de 1915) a peu à voir avec le désir ou la volonté d’un autre pays de nous occuper. C’est essentiellement un état de faiblesse de la société qui indique à un autre Etat que l’occupation est possible. Une puissance externe peut juger une occupation désirable pour toutes sortes de raisons mais ce désir est à mesurer contre le coût à payer pour le faire. C’est quand le coût est jugé assez bas (ou nul) que l’on passe à l’action: Bonaparte croyait que les Noirs de Saint-Domingue allaient fuir à la vue de ses grenadiers, c’est pourquoi il prit la chance d’envoyer l’expédition.  C’est vrai pour toutes les invasions militaires : si la France n’avait pas été divisée contre elle-même dans les années 1930, Hitler aurait suivi un autre plan de guerre. C’est aussi l’état de division et de luttes internes en Haïti dans les années précédant l’occupation de 1915 qui explique aussi que les américains aient eu l’idée de venir. Si l’idée était là depuis bien avant 1915, c’est que depuis bien avant 1915, nous donnions tous les signes d’une faiblesse qui interdisait toute résistance. 

Quand, dans un pays, cette condition interne de division et donc de faiblesse n’est pas présente, une intervention étrangère a de fortes chances de finir mal comme ce fut le cas pour l’Expédition Leclerc de 1802.  Le sachant, une puissance étrangère évitera d’intervenir militairement. Cela s’appelle la dissuasion («kabrit gade je mèt kay avan l antre »). Avec une France debout et unie, la deuxième guerre mondiale aurait peut-être eu lieu quand même, mais, elle aurait été beaucoup plus courte. En 1915, les Américains savaient que nous étions très loin de pouvoir répéter 1802 : c’est pourquoi il y eut l’occupation.

La bêtise et le mensonge nationalistes

La bêtise des intellectuels qui endurèrent l’humiliation de l’occupation de 1915 fut de ne pas avoir rendu cette humiliation utile. Si, au lieu de nous plaindre, de protester, nous avions reconnu nos torts (la façon dont Vilbrum Guillaume Sam avait été tué était tout-à-fait inacceptable dans n’importe quelle société qui se dit civilisée),  nous nous serions demandé pourquoi et comment cela avait pu arriver; pourquoi et comment nous avions si piteusement échoué là où Louverture avait réussi, nous aurions appris de nos Pères Fondateurs le secret de la force (voir l’opinion de Dessalines dans l’épigraphe) et cette occupation aurait été la dernière.

Au lieu de cela, nous avons mis tout le tort sur les Américains et, puisque nous étions cent-pour-cent innocents, nous n’avions rien à changer à notre comportement. Les Américains partis, nous nous somme remis à nos magouilles, à nos tricheries, à nos coups bas et surtout nous avons triché avec l’histoire en mentant, faisant croire à nos enfants que c’est une résistance haïtienne qui a fait partir les Américains. Nous avons enseigné à nos enfants un tas de bobards du genre que Louverture avait échoué et que c’est le vodou qui nous a donné l’indépendance, insultant la générosité de Toussaint et le courage de Capois-la-Mort.

Ces mensonges répétés aux générations successives nous ont laissé une jeunesse incapable d’apprendre quoi que ce soit d’utile des pères fondateurs, de les imiter, de s’en inspirer. Conditionnée à toujours rechercher QUI BLAMER pour les malheurs du pays au lieu de chercher à comprendre, cette jeunesse est devenue la proie des politiciens de tous poils, assoiffés de pouvoir et toujours prêts à offrir des cibles à son ressentiment. C’est l’une des raisons de la faiblesse  de la société en face des gangs. Elle n’est pas capable de se mettre debout et faire un front commun face au danger parce qu’elle est trop occupée à se plaindre et à analyser « comment les Américains nous ont fait ça». Ajoutée à cela, la politique du voye chen sou chat de la gauche haïtienne (pauvres contre riches, noirs contre rouges) a créé dans la société une division et une méfiance généralisées qui interdisent tout front commun contre ceux qui nous tuent, violent nos enfants et leur interdisent le chemin de l’école.  Nos jeunes sont  très éloquents quand il s’agit de déverser leur haine (colorée d’un marxisme local primaire) contre tous ceux qu’ils ont appris à percevoir comme l’ennemi (les américains, les bourgeois, etc.) mais sont incapables de penser en fonction des faits qui, pourtant, crèvent les yeux.

 

Conclusion : la maison de mes frères ?

Aucun nationalisme n’a de sens s’il ne se fait l’expression de la nation. En 1802, Louverture put résister à l’Expédition Leclerc parce qu’il défendait la revendication incontournable de la nation : la liberté. De  l’ancien esclave devenu cultivateur ou simple soldat jusqu’aux plus hauts gradés de l’armée coloniale (qui étaient devenus riches), personne n’entendait renoncer à la liberté générale. Ils risquaient leur vie sur le champ de bataille pour que leurs femmes et leurs enfants ne soient ni torturés, ni tués, ni asservis. On peut dire qu’ils furent des nationalistes précisément parce qu’ils défendaient la nation.

Aujourd’hui, chaque citoyen vit sous la menace d’être séquestré, tué, de voir sa femme et/ou sa fille violée à n’importe quel moment. Cependant, nos nationalistes parlent de la terre de Dessalines sans sembler remarquer que cette terre est devenue un enfer pour ses enfants. La « terre de Dessalines » n’a jamais été le simple espace physique (la maison ou , comme le diraient les anglophones, le « House ») où vivent les Haïtiens. Dessalines fut très clair dans toutes ses déclarations, qu’il la voulait comme un « chez soi », ou un « chez nous » (les anglophones diraient « our HOME ») où, en dépit de nos différences (de couleurs, de statut social et/ou économique) nous pourrions vivre ensemble à l’abri de toutes les machinations de ceux qui ne nous aiment pas. Roger Dorsinville l’appelle « la maison de mes frères ».

Aucun enfant ne perçoit sa maison comme son «chez moi» si, dans cette maison, son frère peut la violer et la torturer impunément pendant que son père radote sur « notre famille ». Le voisin qui viendra la protéger de son  frère sera son sauveur et elle laissera sans regret cette maison qui n’a jamais été son « chez moi ».  Tel est le sentiment de la grande majorité des Haïtiens qui vivent dans un pays qui est théoriquement le leur mais où ils ont perdu jusqu'à la liberté de circuler librement. Lentement mais inexorablement, la terre que nous avait laissé Dessalines s’est transformée en une terre quelconque ou des colons nègres violent, torturent, exploitent et zombifient les Haïtiens, allant jusqu'à leur interdire,  exactement comme le faisaient les colons blancs, d’apprendre à lire et à écrire. 

 Ce n’est plus la terre de Dessalines. Si le blanc intervient militairement, ce n’est pas sur la terre de Dessalines qu’il interviendra car, comme le dit Roger Dorsinville «  Là où l’on est blessé, persécuté, opprimé, charcuté, ce ne peut être la ‘maison de mes frères’ »[iv].  Au nationaliste qui ne comprend pas cela, il ne reste qu’une chose à faire : QU'IL LA FERME.

 

[i] Roger Dorsinville,  Marche arrière, Collectif Paroles 1986.

[ii] Tout cela n’est pas sans rapport avec le fait que moins d’un quart de siècle plus tard, une dictature féroce (Duvalier) puisse s’établir sans  rencontrer une opposition structurée.

[iii] Roger Dorsinville, ibid, p 95-96

[iv] Roger Dorsinville, ibid, p 186

 



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