Si la longueur (et un certain manque de cohérence) de l’article de Mme. Savary nous ont forcé à faire un long détour, nous arrivons maintenant au cœur du débat ouvert par le cardinal: la question de savoir si oui ou non le vodou peut offrir une réponse valable aux problèmes de la société haïtienne.
Commençons avec un premier fait que le Cardinal Langlois reconnait : le vodou contient des éléments culturels que nous ne pouvons ignorer («que l’Eglise ne peut ignorer, que l’Eglise n’ignore pas» a-t-il dit). Le tambour tient déjà une grande place dans la liturgie catholique en Haïti comme instrument (souvent unique) de musique; et beau sera le jour où le tcha-tcha et le graj le rejoindront. Il sera encore plus beau le jour où nos frères protestants suivront l’exemple de l’Eglise. Car c’est Dieu qui a créé les arbres et les animaux dont le bois et le cuir servent à fabriquer le tambour; et «Dieu vit que tout cela était bon.» (Gn. 1, v25). Ajoutons au tambour, les rythmes, la musique, les danses, la nourriture, l’art (personnellement je ne trouve rien de mauvais à ce que le logo de Haïti-Inter soit un vèvè) et l’on doit admettre que dans le vodou, il n’y pas que l’eau sale du bain, il y a aussi un bébé, notre bébé. Il nous faut donc être prudent et faire attention.
Il n’est pas vrai que « martyriser le vodou, c’est martyriser le peuple haïtien » comme veut le faire comprendre Mme. Savary. En fait, cette petite mesure du Ministère de l’Education Nationale éliminant les examens de 6eme AF dans un système aussi déficient (si le système marchait ce serait ok) fera plus de tort au peuple haïtien que toutes les compagnes antisuperstitieuses réelles et imaginaires combinées. Il est cependant vrai que persécuter les vodouisants (simplement parce qu’ils sont vodouisants), c’est persécuter le peuple haïtien car la majorité d’entre nous (surtout parmi les plus pauvres) sont vodouisants. Et nous n’avons pas le droit moral de les persécuter parce que, finalement, les défavorisés de ce pays sont vodouisants pour la même raison qu’ils sont analphabètes: ils sont analphabètes parce que nous ne les avons jamais éduqués, et ils sont vodouisants parce que nous ne les avons jamais convertis.
Soyons donc clair pour commencer: chaque enfant de Dieu dans ce pays (vodouisant ou pas) a droit à la protection de la société. (Je ne dis pas «protection de l’Etat» ; il ya une grande différence). Ce droit ne s’étend nullement aux loas qui ne sont pas des humains et surtout pas aux idées avancées par les idéologues du vodou (Mme. Savary par exemple, mais prendrons en compte aussi Bayinnah Bello, et l’Ati Max Beauvoir). Nous n’avons aucune obligation d’accepter leurs idées et nous avons le droit de les débattre et de les réfuter.
Nous avons commencé avec les considérations sur ce qui est acceptable dans le vodou, précisément par ce que c’est le point de départ de ces idéologues du vodou. Réalisant que certains éléments de notre culture sont étroitement associés au vodou, ils s’amusent à utiliser ces éléments culturels parfaitement légitimes pour nous faire avaler le reste. Quelque chose du genre «Tu veux le tchaka, le tambour et le yanvalou, eh bien il te faut aussi prendre Ogou et Legba ; c’est la même chose». C’est à ce piège qu’à mon avis les églises protestantes se sont laissé prendre; ce qui les a conduites à rejeter en bloc tout ce qui est utilisé dans le vodou («s’il faut prendre Ogou et Legba avec, alors on ne veut ni du tambour, ni du tchaka, ni du yanvalou»). Je pense que c’est une erreur même quand j’admire la pureté de leur choix et le refuge que ces églises offrent à ceux qui essaient d’échapper aux griffes des loas.
Mais ces idéologues ne s’arrêtent pas là. A l’idée que chaque peuple a sa culture, ils ajoutent que la religion fait partie de la culture. Ayant notre propre culture, il est tout à fait normal que nous ayons notre propre religion et cette religion-la pour nous, Haïtiens, c’est le vodou: pye bèf pou pye bèf, pito n’pranl’ ka pratik. Cet argument peut se présenter sous plusieurs formes. Voici comment Mme. Savary, par exemple, le présente: «La figure principale du vodou est Legba […] La suprême divinité de l’Egypte ancienne est Rê. Celle de la Grèce antique est Zeus. Au-dessus de la vielle Rome veille Jupiter… » C’est moi qui ai souligné certains mots de ce passage. (Avez-vous remarqué que nous sommes les seuls dans cette liste à avoir un dieu national/local au présent? Oui… Et que nous sommes les seuls aussi sur cette liste à vivre dans cette crasse? ). La liste de Mme. Savary elle-même révèle la faiblesse de l’argument : tous les pays cités ont depuis longtemps abandonné leur dieu local pour adopter le Christianisme ou l’Islam. Cela ne fait nullement d’un Grec un Italien. Le Catholicisme s’est adapté aux cultures les plus variées. Ce qui ne change pas c’est la Foi Catholique.
Avant de continuer, il nous faut régler la question de la sorcellerie. Il n’y a rien à débattre: la sorcellerie existe dans le vodou. Quoiqu’en disent les vodouisants, n’importe qui a lu sur le vodou ou a simplement vécu en Haïti sait que la sorcellerie existe et que celui qui veut faire du mal à son frère ou obtenir l’aide de forces occultes dans ses entreprises va voir un prêtre ou une prêtresse du vodou. C’est aussi simple que cela. Dans son article sur la sorcellerie en Haïti (Thomas Lalime : «Cette sorcellerie qui handicape le développement national» Le Nouvelliste du 15 septembre 2014), Thomas Lalime rapporte les propos de Valerio Saint-Louis de Télé-Image «Le narrateur, Valério Saint-Louis de Télé Image, n’a aucun doute: ‘le phénomène de la zombification existe en Haïti. Les vodouisants, dit-il, en savent les tenants et aboutissants. Certains, poursuit M. Saint-Louis, savent comment «zombifier» quelqu’un ; d’autres, comment récupérer le zombi.» Valerio Saint-Louis le sait de bonne source, c’est le chef suprême du Vodou, l’Ati Max Beauvoir lui-même qui le lui a dit. (Vous pouvez trouver son interview sur youtube http://www.youtube.com/watch?v=wx26H7nyoFE)
Au fur et à mesure que le vodou se fait accepter, ses idéologues avancent un à un ses cotés les plus répulsifs et les présentent sous un jour des plus innocents. Sur Télé-Ginen, j’ai pu voir Sò Ann encourager les parents à mettre un «gad» sur leurs enfants pour les rendre djanm. (Si vous ne savez pas ce que c’est, écoutez «Zabelbòk Berre-a-Chatte» de Maurice Sixto. Décidez alors pour vous-mêmes si vous voulez cet avenir pour votre enfant. Car ce sera son avenir.) Sur youtube on peut voir l’Ati Max Beauvoir expliquant que les Sanpwel et les Bizango ne sont pas vraiment de si mauvais gens que cela et vous n’avez à les craindre que si vous faites le mal. Il confirme aussi que la zombification existe… (voyez la référence plus haut). Ce n’est qu’une forme de justice, plutôt clémente, explique-t-il, car elle n’enlève pas la vie. Sur le front de l’histoire, c’est Bayinnah Bello qui mène l’assaut. Elle écrit l’histoire, ou plutôt la réécrit sans citer ses sources et nous apprenons, surtout sur Dessalines, des choses fabuleuses (saviez-vous que Dessalines savait lire et écrire et qu’il parlait même 5 langues?). http://www.youtube.com/watch?v=MEBBhWYAXtQ) Mais quand Mme. Bello a fini de refaire Dessalines, il devient … Ogou. C’est alors qu’on comprend. .. «c’était cela le rêve». Ce n’est pas une opération de «revalorisation de Dessalines», mais de «récupération de Dessalines».
Ce que l’on constate donc, c’est que les vodouisants ne rompent pas avec les pratiques condamnées par la société (la zombification par exemple) en vue de se faire accepter. Ce qu’ils semblent vouloir, c’est de faire accepter ces pratiques comme normales et même bonnes. Cependant, c’est en-deçà de ces questions que je voudrais inviter le lecteur à regarder, car ces prises de position dérivent d’un certains nombre de prémisses qui ne sont pas toujours évidentes, et ce sont ces prémisses qui font problème. Ce sont ces prémisses qui font du vodou un «big social problem» et qui expliquent pourquoi le Cardinal Langlois a finalement raison quand il affirme que, non, le vodou ne sauvera pas Haïti.
D’abord la notion de Dieu. Que des religions différentes reconnaissent un Dieu unique ne veut nullement dire qu’ils adorent le même Dieu. Le Dieu que les Chrétiens adorent n’a rien à voir avec le dieu que Mme. Savary nous décrit et tel que les vodouisants le conçoivent. Considérons par exemple la liste que Mme Savary nous soumet sur Dieu au début de son article «Dieu n’a pas de visage. Il ne porte pas de masque. Il est invisible. Il est intangible. Il est omniprésent. Il est omnipotent et intemporel. Il n’a pas de religion. Il n’a pas d’église. Son temple de lumière s’étend à l’univers infini. Aucune institution religieuse. Aucun peuple. Personne n’est capable de porter ou livrer la vérité de Dieu. Elle demeurera éternellement un véritable mystère et son accessibilité se trouve seulement en soi. » Un Dieu accessible «seulement en soi» et dont personne ne peut «porter ou livrer la vérité» est nécessairement un Dieu que chacun peut façonner comme bon lui semble. Je ne peux pas te dire que ton comportement ne plait pas à Dieu parce qu’à ce moment la ce serait te «porter ou livrer la vérité de Dieu»; ce que, d’après Mme Savary, personne ne peut faire (bien que je soupçonne que ce soit l’Eglise qu’elle ne veut pas voir lui livrer la vérité de Dieu). Que je te tue ou que j’abuse de ta confiance, Dieu n’a pas d’opinion. Un dieu pareil n’est pas un dieu intéressé au comportement moral des hommes. On ne voit dans cette liste ni «amour» ni «justice». Cela nous conduit à la deuxième prémisse du vodou: le péché n’existe pas.
Le vodou n’a aucune notion du péché. Le péché étant essentiellement une offense à Dieu, une religion dont le Dieu ne peut être offensé ne connait pas le péché. Que ce soit par indifférence ou par ce qu’il est amoral, ce Dieu n’attend pas des hommes qu’ils deviennent meilleurs (moins menteurs, moins voleurs, moins arrogants, moins méprisants etc.). L’homme qui pèche et reconnait son péché est nécessairement un homme qui non seulement admet qu’il ya un standard moral en-dehors de lui et reconnait n’avoir pas été à la hauteur mais surtout accepte la responsabilité de sa faute. C’est aussi parce qu’il a l’humilité de reconnaitre en lui la possibilité de commettre la faute que son prochain a commise qu’un homme peut être disposé à pardonner et oublier l’offense. Enlevez la notion de péché et disparait automatiquement le sens du pardon. Et justement…
Le vodou n’a aucun sens du pardon et de l’oubli des offenses. Combien de fois avez-vous entendu une histoire du genre que quelqu’un va voir un bòkò pour tuer son frère ou le zonbifier et que le bòkò lui conseille de laisser tomber? Quand j’ai signalé ce fait à une amie vodouisante, elle prit tout une journée à réfléchir sur la question avant de revenir avec une anecdote : une fille avait visité un bòkò parce qu’elle voulait tuer sa mère. Le bòkò fut offusqué de cette requête et ce fut la fille qu’il zigouilla. En fait même l’idée que la justice du vodou est la loi du talion (œil pour œil, dent pour dent) est une édulcoration du vodou: quand je vais voir le bòkò pour régler son compte à l’homme qui m’a giflé, c’est sa vie que je veux. Il n’y a, dans toutes les histoires de ce genre que j’ai entendues tout au long de ma vie d’Haïtien, aucune proportion entre le mal commis et le châtiment. L’amie vodouisante dont je parlais plus haut croyait sincèrement que son anecdote était une illustration plutôt flatteuse de la justice dans le vodou. J’ai remarqué que les vodouisants n’ont aucune idée du fait que le pardon est une forme supérieure de justice. Privés de l’expérience d’un Dieu d’amour et de miséricorde qui aime tous ses enfants bien qu’ils soient tous pécheurs, ils n’arrivent pas à saisir l’idée de notre égalité devant le péché et de notre totale dépendance envers l’amour de Dieu.
Ces prémisses une fois éclaircies, pour bien saisir la force de l’influence du vodou (de cette vision de la vie et des hommes générée par ces prémisses) sur la société haïtienne, il faut comprendre que «vodouisant» ici ne fait pas référence seulement à celui qui pratique ouvertement le vodou, mais aussi au catholique et au protestant qui va à l’église chaque dimanche mais qui, pour les «choses sérieuses » fait une «sortie». Il peut avoir un vernis catholique/protestant mais ce sont les croyances vodou qui sont opératoires chez ce catholique ou ce protestant : il est vodouisant. Et c’est le cas pour la grande majorité d’entre nous Haïtiens. Je ne veux pas dire seulement que c’est sur les loas qu’il compte pour avoir «justice» ou pour réussir, par exemple. Je veux dire plus : je veux dire que ce sont les loas aussi qui déterminent comment il conçoit la justice ou le succès. Cela crée dans la société une atmosphère qui influence même ceux qui n’ont jamais mis les pieds sous un peristil.
Nous avons la mauvaise habitude en Haïti de ne considérer que les fautes des dirigeants et cela nous empêche d’aller au fond des problèmes. Il y a comme un accord implicite pour ne pas regarder et voir que le reste de la société n’est pas si différent de ces dirigeants (on devrait s’y attendre car après tout, ces dirigeants ne viennent pas de Mars, ils sont Haïtiens). Ces professeurs qui ont laissé les enfants des lycées sans instruction pour 4 longs mois (pour lesquels ils seront payés), ne sont pas si différents de ce mécanicien qui se fait payer pour un travail non fait ou qui garde pour lui-même la pièce que le client a achetée. Et ce maçon ou cet ébéniste qui invente une histoire de femme ou d’enfant malade pour se faire payer avant de terminer le travail et qui ne reviendra plus le terminer? Sont-ils différents d’un président de la république ou de l’employé des Contributions qui se remplit les poches de l’argent des contribuables? Nous disons qu’il n’y a pas de justice en Haïti parce que des juges vénaux s’enrichissent en libérant des assassins mais l’injustice est en fait partout: ces professeurs de lycée qui ne vont pas dispenser leurs cours, ces médecins qui ne sont pas disponibles pour un travail pour lequel ils sont payés sont, avant tout autre chose des hommes injustes et immoraux. Le pire c’est qu’ils se croient intelligents.
Cet abandon pratiquement général dans notre société de toute norme morale n’est possible que parce que les supports qui maintiennent ces valeurs chez le citoyen dans les pays dits «normaux» ou «sérieux» ne fonctionnent pas chez nous. C’est la religion (plus précisément le christianisme) qui donne aux citoyens de ces pays une raison de suivre la loi morale en la reliant à leur foi (c’est-à-dire à une vision du sens de leur vie): le Dieu que tu adores attend de toi que tu ne voles pas, que tu ne tues pas, que tu sois juste, etc. Une fois que ces valeurs ont triomphé dans une société, elles continueront à nourrir cette société pour longtemps même quand leur origine chrétienne s’érode. La loi ne crée pas la justice, elle la formalise et la rationalise; mais la justice est d’abord quelque chose que nous retrouvons au fond de nous-mêmes, sans trop bien savoir d’où elle vient (en fait nous savons, elle vient de Dieu). Quand la religion de la majorité (le vodou ici) ne fournit aucun support rationnel à ce sens de la justice ou des standards moraux en général, ils peuvent disparaitre (comme cela nous menace).
Je sais déjà qu’on me répondra qu’il y a des chrétiens qui volent, qui tuent, qui mentent et qu’il y a des vodouisants qui ne volent pas et ne tuent pas etc. C’est vrai mais c’est ne rien comprendre à mon argument. C’est la vision cosmique du vodou qui est le problème. Le chrétien fait le mal, bien sur, mais en sachant qu’il ne devrait pas le faire. On peut le condamner au nom de ce même christianisme dont il se réclame. Un évêque peut être fornicateur, mais il ne peut justifier sa perversion ni a partir de la bible ni a partir des doctrines et dogmes de l’Eglise. On peut le condamner sur la base de ses propres sermons sur le sujet. Ce n’est pas la même chose pour le vodouisant. Le hougan qui couche ta femme le fait au nom même du traitement qu’il administre. C’est notre servilité que les loas demandent pour nous accorder leurs faveurs, pas notre pureté ni notre rectitude morale. Je peux battre ma femme, y ajouter trois concubines, piller les caisses de l’Etat pour en prendre soin, mentir à tout le pays, tuer, torturer, tromper la confiance de mon client ou de mon employeur, médire, calomnier… (Je pourrais allonger la liste mais vous voyez l’idée). Je peux faire tout cela et être quand même un bon «serviteur des loas». (Et Dieu dans tout cela? Dieu… ? Oh…vous voulez dire «bondye» ?…. «Sa nèg fè nèg, bondye ri»… Quand l’homme de la rue vous lance cette dernière expression, il n’est pas en train d’insulter Dieu, il énonce un fait d’expérience. C’est le dieu qu’il connait.) L’Ati national Max Beauvoir a beau nous dire que les 401 loas du vodou sont 401 aspects de Dieu, mais quel homme doué de bon sens peut vraiment croire que Guédé, par exemple, avec ses obscénités et ses «gou-ades» peut avoir quoi que ce soit à voir avec un Dieu digne de ce nom?
Un anthropologue haïtien, Richard Morse, a fait la remarque (rapportée par The Guardian) que «si on veut parler des maux d’Haïti, il faut commencer par l’esclavage dans lequel les catholiques étaient très impliqués. » Parlons donc de l’esclavage.
Sa Majesté le roi de France, un catholique, requiert de ses sujets, catholiques à Saint-Domingue qu’ils baptisent leurs esclaves noirs et les instruisent dans la foi catholique. Les maitres blancs obéissent plus ou moins. Les esclaves sont rapidement baptisés avant d’être plongés dans l’enfer de l’esclavage. La religion devait aider à les maintenir dans l’esclavage. Mais le catholicisme, il faut le dire, échoua lamentablement dans cette tache: non seulement ces noirs se révoltèrent, mais, lorsque le mouvement se fourvoya, c’est un catholique pur, batize-kominyen-konfese (il persécutait ouvertement le vodou), qui les rallia pour les remettre sur le chemin et les mener à la victoire (voir la deuxième partie de cet article «Le mythe de ‘l’indépendance est issue du vodou’»).
Imaginons maintenant que Sa Majesté le roi de France et ses sujets à Saint-Domingue étaient vodouisants. Le vodou aurait-il une solution plus efficace à ce problème? Je pense que oui: il suffirait de zombifier les Noirs. Les hougans, dans leur «humanité» («dans le vodou on ne tue pas les gens, cela ne se fait pas» dixit Ati Max Beauvoir) n’auraient pas tué les Noirs, ils leur auraient simplement enlevé l’esprit qui est en eux qui «les rend intelligents et leur donne l’idée d’aller commettre le crime» (Voir référence plus haut. Le «crime» dans ce cas serait de se révolter et d’attaquer le maitre.) Imaginez alors cette armée de 500,000 zombis, parfaitement obéissants, travaillant sous le soleil et sous le fouet avec seulement quelques commandeurs non-zombifiés pour les diriger. Quelle paix! La France pourrait avoir toutes ses «révolution française», les colons de Saint-Domingue pourraient discuter de liberté en toute quiétude devant leurs esclaves sans le moindre risque de révolte. Nous ne pourrions même plus parler de l’enfer de l’esclavage. Car il y aurait sur cette terre quelque chose comme la pestilence d’un autre monde pour lequel nous n’étions pas faits, un mal au-delà de la cruauté humaine. Baal sur nos montagnes, Moloch dans nos plaines: le vodou dans toute sa splendeur!
Le Catholicisme donc n’est pas un bon instrument d’asservissement. Et pour cause. Le chrétien vit dans un monde mental au plafond élevé jusqu’au ciel, soutenu par des colonnes d’énoncés clairs et non équivoques, sous le regard d’un Dieu qui le laisse totalement libre tout en l’invitant à grandir (en se tournant vers son frère avec amour et justice). Il peut choisir (mais c’est lui qui choisit) de ne pas regarder le ciel et c’est ce que de nombreux chrétiens ont fait en face de l’esclavage. Mais le vodouisant vit dans un univers bas de plafond, sans idéal élevé, peuplé de loas vengeurs, rancuniers, haineux et morbidement possessifs. Il ne peut pas voir le ciel: Dieu est loin, ou il ne se soucie pas vraiment de nous. C’est aux loas que le vodouisant a affaire dans sa vie quotidienne. C’est aux loas qu’il faut plaire. Ce sont eux qui exigent services et allégeance. Ce sont eux qui guérissent, qui «sauvent» ou tuent. Et les loas sont implacables, impitoyables («je veux un bœuf et un bœuf tu me donneras même s’il te faut crever»), tyranniques, mesquins. Et surtout, ils n’ont aucun standard moral. Devrait-on s’étonner alors qu’une société de vodouisants (la notre) soit déchirée par la haine, une obsession morbide de la vengeance, cette détestable culture du mépris, le mensonge endémique et la multiplication ad nauseam de petites têtes enflées?
Je ne peux pas savoir, n’ayant jamais rencontré l’homme, si ma thèse, telle que je l’ai développée, serait celle du Cardinal Langlois. Cela importe peu: le débat n’est plus exclusivement le sien. Car si rien n’est fait le vodou finira par nous détruire. C’est au niveau de ces questions et non des sempiternelles prises de position sur les-élections-la-crise-la-sortie-de-crise-la-constitution etc., que notre futur comme nation se décidera. Le débat est nécessaire. Et cela pour deux raisons :
D’abord, les difficultés rencontrées dans la vie nationale viennent pour une bonne part du fait que nous avons un système institutionnel formel que nous avions copié sur les autres. Ce n’est pas nécessairement mauvais : nous n’avons pas à réinventer la roue. Le problème est que ces systèmes sont bâtis sur des présupposés qui ne sont pas toujours évidents. Quand il n’y a aucun débat pour forcer ces présupposés à devenir explicites, nous ne savons pas vraiment ce que nous avons décidé et la loi devient comme un corps étranger que nous n’avons aucune envie de respecter. Je prends un exemple: notre constitution interdit la peine de mort. Et c’est bien. (Notez que l’Eglise n’est pas contre la peine de mort. Moi non plus d’ailleurs). Mais l’abolition de la peine de mort repose sur une prémisse chrétienne qui pose qu’il est mieux qu’un homme se repentisse de sa faute que d’être éliminé. On sauve alors plus qu’une vie, on sauve un homme avec tout ce que cela promet de contributions positives possibles à la société (ceux qui veulent un exemple peuvent lire n’importe quelle brève biographie de Maria Goretti). Sans débat sur la peine de mort pour forcer ce présupposé dans la conscience citoyenne, personne ne réalisera l’horreur de la zombification qui enlève le libre-arbitre du coupable de faire demi-tour et de se repentir de sa faute. M. Max Beauvoir peut alors parler de zombification comme s’il n’y avait aucun rapport avec la constitution du pays.
Ensuite, parce que c’est à ce niveau que se décide le profil humain et moral du citoyen de demain. Aura-t-il un sens de la justice ou pas? Vivra-t-il sous une pression intérieure pour être honnête? Croira-t-il à la vérité? Se verra-t-il comme « fils d’un Dieu qui l’aime» ou comme « monture des loas»? Quand il ment, aura-t-il honte ou pensera-t-il être intelligent? Quand il vole, se sentira-t-il souillé ou fier d’être aussi madré? C’est un combat pour les cœurs et les esprits des futurs décideurs.
P.S. Je mets la dernière main à cet article quand ma fille m’apprend la mort de Jean-Claude Duvalier. Instinctivement je réponds «bon débarras». Mais elle me rabroue « tu es un chrétien, tu ne peux pas parler ainsi.» Alors je m’arrête de travailler pour me concentrer et forcer mes lèvres et mon cœur (qui ne veut pas_ mais pas du tout) à dire : «Paix à son âme».
Port-au-Prince, le 4 octobre 2014, en la fête de Saint François d’Assise.