Le Vodou est-il un problème social pour Haïti ? (2 de 3)

Deuxième partie: Le mythe de «l’indépendance est issue du vodou»

Réponse a l’article de Savannah Savary «Monsieur Langlois, du vodou haïtien et du catholicisme importé, qui est le chat? qui est la souris?»)

Attribution Photo: chikaoduahblog.com

A. J. Victor
octobre 4, 2014

Je ne prendrai pas le temps de discuter toutes les théories de Mme. Savary sur la rencontre des deux mondes. Je me contenterai de quatre remarques susceptibles d’aider le lecteur à séparer le bon grain de l’ivraie dans le déluge de «faits» historiques que Mme. Savary déverse dans ses articles. Le lecteur peut ignorer ces quatre remarques sans perdre le fil de la thèse que je développe.

  1. L’histoire, en tant que connaissance du passé comporte des silences. Il y a ce que les documents qui ont survécu ne permettent pas de savoir ou de comprendre. Il y a ce que nos propres limites humaines nous interdisent parfois de comprendre. L’homme qu’était Louverture par exemple nous est difficilement accessible parce qu’en tant que nation, nous restons engoncés dans une vision si médiocre de la vie et des hommes que nous n’avons pas l’espace/la grandeur nécessaire ni dans notre intellect ni dans notre cœur pour accueillir sa vision. Qu’est-ce que cela peut vouloir dire qu’on n’est pas «digne de commander» parce qu’on mène une vie privée débridée? (c’est Louverture qui parle) mais Koupe tet boule kay. Ah ca oui ! Nous pouvons comprendre…
  2. L’histoire est aussi une zone de combat. On ferme les yeux sur certains faits, on en tire d’autres par les cheveux et on aboutit à des conclusions merveilleuses. Vous avez probablement entendu cette histoire, par exemple, que Dessalines n’était pas mort au Pont-Rouge? (Celle-là m’a fait tellement rire que je n’ai pu m’empêcher de la citer). Il ne faut jamais, par exemple, ajouter trop de foi à ce qu’un guide vous raconte lorsque vous visitez un site historique en Haïti ou ailleurs. Son job n’est pas de vous instruire vraiment, mais de rendre votre tour agréable. Il n’y a rien de mal à cela. Si c’est la vérité qui vous intéresse, il faut prendre le chemin de la bibliothèque.
  3. Toutes les théories ne sont pas toujours aussi innocentes. Les théories révisionnistes sur l’Holocauste des juifs par exemple représentent souvent une forme d’antisémitisme, supportant une politique antisémite dans le présent. D’autres théories sont un peu moins dangereuses mais offrent l’occasion de réécrire l’histoire dans un sens ou dans l’autre selon les besoins. Les estimations sur le nombre de «Indiens» qui ont péri dans les cinq siècles passés dans les Amériques varient entre à peu près 8 millions et 70 millions selon l’historien. Mme. Savary a besoin d’amplifier le crime, elle choisit donc … 70 millions.
  4. Il y a des fois où il faut savoir se libérer des questions inutiles et user de bon sens pour ne pas se laisser avoir. Disons que Christophe Colomb n’est pas vraiment le premier européen à avoir touché l’Amérique? Qu’est-ce que cela change? Les Pauvres Chevaliers du Christ et du Temple de Salomon (les fameux «Templiers») fut un ordre de moine-soldats. Un moine prie et travaille. Ces moines-là priaient et se battaient. C’est Saint Bernard de Clairvaux qui rédigea la Règle de vie monastique des Templiers. Comme tous les moines, ils faisaient vœu de chasteté, de pauvreté et d’obéissance. Ils constituaient une troupe d’élite et s’occupaient surtout de protéger les pèlerins qui allaient à Jérusalem et Jérusalem se trouve au Proche-Orient pas en Amérique. Le reste est à prendre avec un grain de sel…peut-être plus qu’un grain… « Les vodouisants sont des êtres spirituels… » Vraiment? Ils ne mangent pas? Ils ne boivent pas?

***

Je suis bien d’accord pour que nos enfants apprennent à l’école les détails de la réalité de l’esclavage. Les tortures, les mauvais traitements infligés à nos pères doivent faire partie de notre mémoire collective. Cependant, ces apitoiements bon marché, sur le sort des «pauvres africains» ne soulèvent aucune sympathie en moi. Nous n’avons pas souffert cela. Nos ancêtres oui, pas nous! Et il suffit d’un regard sur les restavek dans notre société, pour comprendre que ces pleurnicheries sur «l’affreuse détresse» des «déshérités d’Afrique» puent l’hypocrisie.

L’idée que c’est le vodou qui a donné l’indépendance ou que « l’indépendance est issue du vodou » est pur mythe. Nous savons maintenant que la cérémonie du Bois-Caïman, s’il a eu lieu, ne fut pas la réunion de planification de la révolte générale. Cette réunion eut lieu avant. «Une conspiration de large envergure était déjà en place avant que la cérémonie n’eut lieu… » nous explique David Geggus dans sa monographie sur la Cérémonie du Bois-Caïman. Il nous avertit par ailleurs dans le même texte que « …il faut se méfier de projeter dans le passé colonial l’idée que le vodou exprimait forcément une idéologie révolutionnaire. Des preuves à l’appui d’une telle opinion se sont trouvées plus souvent dans l’esprit des historiens que dans les documents du passé.» Il revient sur la question plus tard dans le même article, rappelant avoir «soutenu ailleurs que l’on a d’habitude exagéré l’importance du vodou comme source de leadership, d’organisation et de mentalité révolutionnaire dans la rébellion de 1791», avant de conclure qu’il «envisage le rôle du vodou dans la révolution haïtienne comme secondaire plutôt que central». (Voir David Geggus, «La cérémonie du Bois Caïman», in «L’insurrection des esclaves de Saint-Domingue, 22-23 aout 1791», sous la direction de Laennec Hurbon)

Geggus n’est pas le seul. Alfred Metraux, même quand il concède que les cultes des noirs avaient une force unificatrice, pense que «Les nationalistes haïtiens qui se proposent de rétablir le vodou, soutiennent que son influence a été de la plus grande importance sur les hommes qui ont gagné l’indépendance du pays … » mais «qu’ils trouveraient difficile de supporter une pareille opinion avec des faits». (Le texte de Geggus est un excellent exemple de la façon dont travaille un historien: chaque fait est vérifié à partir de documents historiques et la logique qui conduit aux conclusions est clairement exposée. En passant, quand on vous débite des histoires de toutes sortes sur un personnage ou un événement historique sans vous donner le moindre détail sur ses sources, il y a 99.99% de chances qu’on est en train de vous mentir.)

Aucun de ces deux chercheurs ne peut être accusé d’être antipathique envers les Haïtiens. Bien au contraire. Le livre de Metraux est en fait dédié à Lorgina Delorge, une mambo de La Salines. Aucun d’eux non plus ne saurait être accusé de légèreté dans leurs recherches ou d’être du type «voye monte». Ce qu’ils affirment n’est rien d’autre que l’évidence pour n’importe qui a été assez curieux pour se renseigner sur les faits de notre histoire.

La révolte générale des esclaves en 1791 mérite le respect de tout homme digne de ce nom. Mais la vérité exige que l’on reconnaisse qu’elle fut essentiellement un «non». Non à l’esclavage, non à cette vie dégradante et douloureuse. Et c’est la vérité aussi que nos pères n’avaient pas la moindre idée de ce qu’ils voulaient à sa place. La révolte fit rage pendant des mois mais elle fut arrêtée aux portes du Cap. Les esclaves étaient libres, libres dans la plaine, libres de ne rien faire, et libres de crever. Vint le temps où ils se racontèrent l’un à l’autre leurs exploits réels, puis vint le temps où ils se racontèrent l’un à l’autre leurs exploits imaginaires, puis vint le temps où il n’y avait plus rien à se raconter mais où la vie continuait avec son poids existentiel. Mais ou est-il donc le bonheur? (ceux qui veulent avoir un bon «feel» pour cette période devraient lire non pas un livre d’histoire mais un roman «Le soulèvement des âmes» de Madison Smart Bell).

A ma connaissance, nul n’a mieux saisi ni mieux exprimé le dilemme auquel faisaient face ces hommes nouvellement libres que Michel-Rolph Trouillot : «Pi gwo pwoblèm anpil esklav rebèl yo, se konnen yo pat’ konnen kilakyèl de rezon ki fè yo tap goumen. Sèten yo te rantre nan rebèl, pase lè sa a, se sèl jan yo te kapab gen libète. Men yon fwa yo menm yo te fin lib, poukisa pou yo te kontinye goumen? Yo pat’ konnen… Yo pat’ wè libète youn te makonen ak libète you tout. “

«Ositou, continue Michel-Rolph Trouillot, bonkou nan yo te rete anwo mòn yo, kote blan yo te pè monte. Bonkou te desann goumen poutèt pwòp avantaj pèsonèl yo. Janfranswa ak Byasou tap vann esklav. » (Michel-Rolph Trouillot : “Ti dife boule sou Istwa Ayiti”. L’orthographe a été modifiée pour cette citation.)

Michel-Rolph Trouillot qualifie ce dilemme de «panne idéologique». Je dirais plutôt que c’était une «panne philosophique», une «panne existentielle» si vous voulez: ils étaient abandonnés à eux-mêmes et ils ne savaient où aller. Ils avaient en main tout le désir de leur cœur, cette liberté dont ils avaient rêvée toute leur vie; mais ils n’étaient pas heureux. Car c’est la vie même qui, dans ce genre de moments, ne fait plus de sens. C’est dans ces moments-là que les «riches et fameux» se mettent à se droguer ou se tuent. C’est à un de ces moments que le peuple de Dieu, laissé seul dans le désert, était retourné à son veau d’or. «L’effet, nous dit Chesterton, est le même partout ; on peut le voir dans toutes les addictions à la drogue et toutes les beuveries et toutes les formes de la tendance à augmenter la dose… ». «C’était quelque chose comme cette impuissance et ce désespoir avec lesquels les hommes brandissaient vainement les poings vers les étoiles, regardant le meilleur que l’humanité ait produit sombrant lentement et irrémédiablement dans la boue.» (Chesterton, «The Everlasting Man»)

Comme aujourd’hui, les loa étaient là, mais, pas plus qu’aujourd’hui, ils n’avaient de réponse. Les loa avaient été bien utiles quand nos ancêtres allaient au combat pour tuer, comme ils sont utiles aujourd’hui quand nous voulons tuer notre frère qui nous a offensé. Ce qu’il fallait à ces hommes qui venaient si courageusement de se mettre debout, c’était quelque chose comme un grand rêve, à la mesure de leur courage. Mais les loas n’avaient rien à leur offrir dans ce domaine; ces loas ne voulaient que les monter, en faire leur «chwal». Cela pouvait aller le temps d’une cérémonie, surtout si elle offrait l’occasion de se détendre et de fraterniser aves ses amis. Mais, au matin, revenait la terrible question à laquelle fait face l’humanité qu’ils venaient de rejoindre: quel est le sens de mon existence?

C’est une question que seuls des hommes libres affrontent. Quand cette question reste sans réponse sérieuse, le cœur s’effondre. (C’est là le danger de la liberté.) Tout se pervertit. Jean-Francois se couvrait la poitrine de médailles et accumulait les titres ronflants. Biassou était devenu une espèce de commandant/bòkò. Les deux étaient marchands d’esclaves. En tant qu’élan vers la liberté, le mouvement de révolte de 1791 était mort. La France étant pratiquement hors-jeu, il restait seulement à savoir qui, des Anglais ou des Espagnols, allait en recevoir les dépouilles Et c’est alors que, dans le fumier laissé par cette pourriture, l’espoir émergea.

Le 29 août 1793 sortit la Proclamation de Camp-Turel : «Je suis Toussaint Louverture. Mon nom s’est peut-être fait connaitre jusqu’à vous. J’ai entrepris la vengeance. Je veux que la liberté et l’égalité règnent à Saint-Domingue. Je travaille à les faire exister. Unissez-vous à nous, frères, et combattez avec nous pour la même cause».

(M-R Trouillot a fait une analyse de la stratégie louverturienne à partir de cette déclaration et il l’a fait avec tant de brio et tant d’élégance que je n’ai rien à ajouter sur ce plan. Avant de continuer Je veux faire seulement deux remarques 1) Cette déclaration annonçait déjà la Constitution de 1801 (le projet était pour tout Saint-Domingue) 2) Cette déclaration explique une phrase énigmatique que Toussaint prononça à Port-au-Prince à son retour de l’Est en 1801: «J’ai pris mon vol dans la région des aigles ; il faut que je sois prudent en regagnant la terre ; je ne puis être placé que sur un rocher et ce rocher doit être l’institution constitutionnelle qui me garantira le pouvoir tant que je serai parmi les hommes.»(Avec la proclamation de Camp-Turel, Louverture prenait son envol de haut et la constitution devait satisfaire ces hautes promesses de liberté et d’égalité dans le solide; d’où la métaphore du rocher.)

Ce qui m’intéresse ici dans cette déclaration, c’est qu’elle résolvait la question philosophique dont je parlais plus haut, même si elle le faisait dans un cadre concret et limité. La lutte pour la liberté continuait et (Oh ! Bien sur!) on devait apprendre à vivre en égaux. L’ancien esclave qui rejoignait Louverture découvrait un monde où sa valeur personnelle sur le champ de bataille pouvait tout effacer: sa tribu (Dessalines était Peulh? Peut-être? Qui s’en soucie?) , sa couleur (quel était le plus haut gradé dans l’armée après Dessalines en 1806? Clerveaux, un mulâtre!) son statut de Congo ou de bossale (60 à 70% des esclaves qui avaient fait la révolte de 1791 n’étaient pas nés dans la colonie). Il n’était pas permis de voler ni de violer. C’était un monde de «moun serye», dominé par la loi du mérite et l’exigence d’efficacité. Le monde des tribus était mort et l’on ne demandait pas aux loas de gagner les batailles. (Et avec Louverture, on gagnait tant de batailles que l'on n’avait finalement plus besoin d’eux.) On le demandait à la bravoure, au courage, à l’intelligence et à la discipline.

Les soldats de Toussaint étaient-ils vodouisants? Probablement oui. Individuellement. Un soldat pouvait toujours aller retrouver ses «mistè», une nuit, lorsqu’il n’était pas de service mais on ne comptait plus sur les «espri» pour gagner les batailles. C’est la stratégie des généraux, la discipline de fer, l’enthousiasme qui soulève les cœurs de ceux qui se battent pour une cause qu’ils savent être juste et grande, c’est cela qui apportait les victoires. (Les «kout-poud», «les voye-mò», les «ekspedisyon», ils avaient laissé tout cela derrière, avec Biassou.) Et les loa, c’était connu, n’étaient pas les bienvenus: le Général-en-Chef était un catholique fervent qui disait régulièrement son chapelet et communiait avec l’innocence d’un petit garçon. La fraternité nouvelle n’était plus celle des tribus, mais celle, nouvelle et plus grande de la civilisation chrétienne. Et si grande, et si belle fut cette lumière, que deux siècles plus tard, malgré nos turpitudes, le monde la regarde encore et s’étonne.

C’est cette armée Louverturienne qui se battit contre l’invasion de 1802. C’est elle qui fit la guerre de l’indépendance et pratiquement tous les grands généraux de cette guerre commencèrent leur carrière avec Louverture. Il est significatif que lorsqu’il fallut donner un nom au pays, personne ne pensa à Ginen. On n’y croyait plus sérieusement.

Nous ne devons donc ressentir aucune obligation envers le vodou pour notre liberté. Nous n’avons aucune dette envers les loas pour notre indépendance. Nous pouvons les rejeter/rejete sans être ingrat envers nos ancêtres et sans trahir notre mémoire de peuple.



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