« Les grades et les fonctions dont [sont] revêtus [les hommes publics] ne leur sont pas donnés pour servir uniquement à leur fortune ou à leur ambition ;…ces institutions ont pour cause et pour but le bien général ;… elles [imposent] des devoirs qu’il [faut] d’abord remplir avant de songer à soi. »[1] Toussaint Louverture
Dans le tourbillon de tous les mensonges, rumeurs, vérités, demi-vérités qui nous ont assaillis et nous assaillent encore à l’occasion de la mort du président Jovenel Moise, deux faits demeurent solides et incontournables : 1) le président a été tué, chez lui, par des hommes armés, alors qu’il était protégé par une garde armée ; 2) aucun membre du corps de la sécurité présidentielle n’a reçu une égratignure. Ce sont là deux faits solides que même les marchands de la haine (qui se sont acharnés sur le cadavre) ne contestent. Les agents du corps de sécurité ont certainement trahi, mais ce n’est pas l’homme Jovenel Moise qu’ils ont trahi, c’est la démocratie.
Récemment, parlant à l’émission Le Point de Télé Métropole[2], l’ancien premier ministre Evans Paul expliqua que le service de sécurité présidentielle avait été professionnalisé et institutionnalisé depuis au moins le premier mandat de feu le président Préval. Ce n’est pas Jovenel Moise qui avait créé son service de sécurité, c’est ce même service qui avait assuré la sécurité de Martelly et de Préval. On était sorti (tout au moins on croyait l’être) du temps où le chef de l’état comptait sur des fidèles à lui pour assurer sa sécurité. Cette sécurité était placée entre les mains d’une organisation, une branche des forces de police, qui protégeait le Président (quel que soit son nom) du moment qu’il devenait président. Leur mission (mais quelqu’un le leur avait-il expliqué ?) n’était pas de protéger Jovenel Moise, mais de garantir que les forces de l’argent et des armes (ou un simple individu) n’auraient pas raison du choix libre du peuple haïtien en tuant un président que la nation s’était librement choisi. Que Jovenel Moise ait été un président de facto ou pas, que son mandat se termine le 7 février 2021 ou le 7 février 2022 n’était pas leur affaire. Ils devaient le protéger même s’ils pensaient personnellement qu’il n’était pas un président légitime.
Nous avons donc affaire à une institution relativement jeune, limitée dans ses tâches (n’ayant en fait qu’une seule tâche : assurer la protection d’un homme : le président) et qui s’est arrangée pour échouer de manière spectaculaire dans cette tâche. C’est donc une institution de plus qui a failli, qui est vidée de son essence car, si nous ne savons pas de quoi demain sera fait, nous pouvons cependant savoir avec certitude que le prochain président d’Haïti, à moins d’être un nigaud de la pire espèce, s’arrangera pour que sa sécurité ne dépende pas du corps de sécurité pour lequel le pays a payé. Même si une enquête sérieuse devait révéler la vraie cause de la mort de Jovenel Moise et nous décrire ce qui s’est passé, ce corps ne bénéficiera de la confiance d’aucun président futur. Que les jeunes agents de l’unité de sécurité présidentielle aient survécu par lâcheté (ils ont eu peur et ont déguerpi), par idiotie (ils ont vraiment cru à cette histoire de DEA) ou par vénalité (on les a simplement payés pour regarder ailleurs), personne ne leur fera plus confiance, personne ne doit plus leur faire confiance, ils ne méritent la confiance de personne. Et nous savons tous pourquoi. Parce que c’est le cœur qui a failli.
Ce qui s’est cassé en ces jeunes cœurs, c’est quelque chose d’intangible et de difficile à définir mais non moins réel. C’est ce qui faisait mourir en chantant les martyrs de l’Eglise, c’est ce qui faisait avancer les soldats de la 9ème demi-brigade à Vertières alors que le feu ennemi décimait leurs rangs, c’est ce qui fait mourir un homme sous la torture, sans parler. Mais c’est aussi ce qui fait qu’un fonctionnaire de l’Etat reste honnête et fait son travail alors que tout le monde vole autour de lui et qu’un homme reste fidèle à sa femme même quand la maladie ou un handicap lui fait perdre sa beauté. Et c’est ce qui fait que Dieu reste fidèle en dépit de nos infidélités. C’est ce qui fait qu’un homme est un HOMME. Montesquieu l’appelle la VERTU (les lettres capitales sont de Montesquieu) et en fait le principe de toute démocratie.
Cette faillite d’une petite institution peut donc nous aider à comprendre pourquoi nos institutions plus larges faillissent aussi. En février de cette année, une courte vidéo circula sur Whatsapp montrant un « magistrat de carrière », « le juge le plus ancien » de la Cour de Cassation, lisant un texte sous les directives d’un membre de l’opposition. Cet homme qui représente le dernier rempart de la justice et de l’équité dans le pays, le dernier mot du droit dans la société, se devait d’être au-dessus de la mêlée, au-dessus des affrontements d’intérêts partisans. Que ce même « homme » accepte d’être une marionnette aux mains des politiciens (qu’ils soient du pouvoir ou de l’opposition, peu importe) ne peut signifier qu’une seule chose : la justice est foutue ! Et elle est foutue quelles que soient les lois, quelle que soit la constitution, quelle que soit l’indépendance, de droit ou de fait, du pouvoir judiciaire. L’indépendance du pouvoir judiciaire protège les juges des pouvoirs politiques, mais pas des forces de l’argent ou de la pression des rues. C’est le courage personnel des juges, leur intégrité personnelle, leur sens de l’honneur et de leur devoir qui assure le triomphe de la justice dans la société.
De ce que je viens de dire, il ne faut pas déduire que les institutions ne comptent pas, mais plutôt que ce sont les hommes qui incarnent ces valeurs que les institutions portent, que c’est dans le cœur des hommes que vivent, s’épanouissent ou meurent ces valeurs : quand nous disons qu’il n’y a pas de justice en Haïti, nous ne voulons pas dire qu’il n’y a pas de tribunaux avec juges, greffiers etc. ; ce que nous voulons dire, c’est que ces hommes, ces individus, ne servent pas ce que, en nos cœurs, nous savons être juste. Une institution n’est finalement que la formalisation, à travers une structure administrative, d’une valeur ou d’un principe. Ces valeurs et ces principes transcendent les hommes qui servent cette institution et doivent leur survivre. C’est pourquoi les institutions traversent le temps alors que les hommes qui les servent meurent.
Nos institutions faillissent essentiellement parce que nous avons oublié que des choses (je choisis délibérément ce mot vague de « chose ») comme la grandeur, la justice, l’équité, le sens de l’honneur, le courage résident d’abord dans le cœur des hommes et ne sont jamais, au départ, l’attribut d’une collectivité. Ce sont les individus placés dans des positions d’influence qui, par leur vertu personnelle, cultivent et nourrissent au sein de la collectivité, la vertu des citoyens ordinaires. C’est pourquoi Toussaint Louverture insistait (et nos enfants ne savent même pas qu’il le disait...) que les hautes fonctions devaient « être la récompense d’une conduite privée irréprochable »[3].
Dans une démocratie, la culture de cette vertu chez les citoyens ordinaires devient vitale parce que l’égalité de principe entre les citoyens fait de chaque citoyen le gardien de ces valeurs : n’importe quel citoyen peut être appelé à ces hautes fonctions dès qu’il possède la compétence requise. Le principe énoncé par Louverture est appliquée de manière répétée par les Américains : quand un homme est investi d’une haute fonction, politique ou pas, dans la société et qu’il mène une vie privée immorale (DSK au FMI en 2011 ; Eliot Spitzer au gouvernement de New York, 2008), la justice est mise en branle contre lui avec force, mais, étrangement, dès qu’il renonce à sa haute fonction, la justice trouve une raison pour laisser tomber l’affaire. Il ne s’agit pas de punir un homme pour des vices qui sont en général plutôt répandus dans toute société, mais de protéger cette société car (encore Louverture…) « Le scandale des hommes publics a des conséquences encore plus funestes pour la société que celui des simples citoyens… »[4]
Qu’est-ce qui arrive dans une société où cette vertu dont parle Montesquieu disparait ? Ecoutez-le plutôt, en 1748, nous décrire notre Haïti d’aujourd’hui.
« Lorsque cette vertu cesse, l'ambition entre dans les cœurs qui peuvent la recevoir, et l'avarice entre dans tous. Les désirs changent d'objets: ce qu'on aimait, on ne l'aime plus; on était libre avec les lois, on veut être libre contre elles. Chaque citoyen est comme un esclave échappé de la maison de son maître; ce qui était maxime, on l'appelle rigueur; ce qui était règle, on l'appelle gêne; ce qui y était attention, on l'appelle crainte. C'est la frugalité qui y est l'avarice, et non pas le désir d'avoir. Autrefois le bien des particuliers faisait le trésor public; mais pour lors le trésor public devient le patrimoine des particuliers. La république est une dépouille; et sa force n'est plus que le pouvoir de quelques citoyens et la licence de tous. »[5]
Le pire mensonge qu’on nous a servi dans ce pays est celui de faire croire que tout commence avec le matériel ; que, construire le pays est une affaire d’infrastructures, de kilomètres de routes, de mégawatts d’électricité, etc. C’est bâtir sur le sable que de penser ainsi et ce fut le plus grand péché d’Henri Christophe. Un pays se bâtit, non pas avec fé-siman-bwa-klou, mais avec des valeurs morales enfouies au plus profond du cœur de ses enfants. Un pays se bâtit avec l’honnêteté, l’impartialité, l’équité, la justice, le respect de la parole donnée, la fidélité dans les petites choses. Les hommes incarnent, cultivent, défendent ces valeurs que les institutions peuvent alors offrir à toute la communauté comme un bien public. Mais tout commence par ces valeurs, logées au cœur des hommes, qui commandent, orientent et justifient l’action. Appelez cela « vertu » comme Montesquieu ou « le royaume de Dieu et sa justice » comme le Christ, ce qui est sûr c’est que la bonne marche de n’importe quelle société en n’importe quel temps et en n’importe quel lieu, commence par là ! Alors, et alors seulement, le reste (routes, électricité, croissance économique, scolarisation universelle, etc.) viendra. Et il viendra tout seul.
« ô Pères de la Patrie
accordez-nous le don du courage et de l'honneur. »[6]
A.J. Victor
7 août 2021