A une récente émission (Forum de la RTVC) sur le vote d’Haïti contre le Venezuela, les trois invités ont tous conclu à la fin de l’émission que le but de la politique étrangère d’Haïti doit être de « défendre les intérêts d’Haïti ». Cela semble clair et direct mais il ne l’est pas. Car, avec une pensée sociale et politique dominée chez nous par un matérialisme de bas étage, ce genre d’affirmations cache un non-dit : que ces intérêts sont essentiellement matériels. Et quand je dis « matériel » ici, il faut comprendre des intérêts qui peuvent se traduire en fer et en béton.
C’est ce sous-entendu philosophique qui explique aussi pourquoi tant de voix proéminentes se lèvent pour dire qu’il nous faut laisser tomber les Taiwanais pour embrasser la Chine continentale qui fait miroiter à nos yeux autoroutes et hôtels. Il semble même que les Chinois étaient prêts à « ranje Pòtoprens pou nou ». Nous sommes devenus fous !
La vérité est que, s’il est tout à fait normal qu’un pays défende ses intérêts, les intérêts d’un pays peuvent et doivent embrasser aussi ses valeurs. Et ces valeurs, pour nous Haïtiens, englobent non seulement des valeurs universelles (parce que nous sommes des hommes) mais aussi certaines valeurs qui, même quand elles ont aussi un appel universel, nous parlent particulièrement à cause de notre histoire particulière, par devoir de mémoire. Parce que nous sommes Haïtiens. Alors, pourquoi rester fidèle à Taiwan ?
D’abord et avant tout pour nous-mêmes. Pour qu’au moins une deuxième fois dans notre vie de peuple nous nous comportions comme autre chose que des salauds (la première fois fut en 1804). Pour que, avant que nous n’oubliions que nous fûmes nous aussi, comme Taiwan aujourd’hui, une petite nation de braves menacée par une puissance de loin supérieure, nous ne soyons pas traitres à notre propre mémoire de peuple. Nous devons rester fidèles à Taiwan pour rappeler au monde et surtout à nous-mêmes, que nous sommes des hommes. Et qu’un homme a des principes. Et que ces principes ne sont pas soumis à ses intérêts matériels immédiats. C’est précisément le message que nous ont laissé Christophe et Maurepas (deux hommes libres avant la révolution) lorsqu’ils mirent le feu à leurs palais pour barrer la route à ceux qui étaient venus remettre nos pères en esclavage en 1802. Comment osons-nous reprocher à nos dirigeants de trahir le peuple pour se remplir les poches quand nous prêchons, à tout un peuple, la trahison envers un pays ami qui ne nous a jamais laissé tomber, simplement pour une poignée de dollars ? Si nous avons encore une colonne vertébrale, où est la logique de ce double standard ?
Ce que j’ai expliqué plus haut devrait suffire à justifier un support inconditionnel et perpétuel à Taiwan de la part d’Haïti. Mais cela ne suffira probablement pas à des Haïtiens dominés depuis des années par cette idéologie matérialiste qui veut que développement économique = anpil-bout-fe/anpil-bout-siman. Le problème est en fait là, dans cette idée qu’il est possible de faire marcher ce pays avec simplement des ressources matérielles, sans que les dirigeants soient sérieux, sans que la conscience civique du citoyen soit élevée, sans un certain sens de l’honneur. On parle de bâtir Port-au-Prince avec des égouts, des logements sociaux etc. On oublie que la corruption généralisée n’a jamais permis au peu qui a été fait dans ce sens de marcher. Nous mettons notre foi dans la primauté du matériel malgré deux cents ans d’histoire pour nous prouver que cette approche ne marche pas.
On me dira bien sûr que tous ces travaux de construction procureront du travail, en même temps que l’infrastructure indispensable pour le développement économique et l’amélioration des conditions de vie de la population.
Je réponds que si un minimum d’infrastructure matériel est indispensable au développement économique, cela ne suffit jamais. Si les choses étaient aussi simples, Haïti serait un pays développé : vous vous rappelez ce paragraphe à la fin de chaque chapitre d’Histoire d’Haïti en Moyen II qui commençait par « les réalisations du gouvernement de X Y sont : » ? Où sont passé toutes ces « réalisations » ? Avec l’échec de cette proposition chinoise de « reconstruire Port-au-Prince », nous n’avons fait qu’échapper à une autre « modernisation manquée », à un autre petro caribe.
Même en dehors de l’argument avancé plus haut, la coopération avec Taiwan est le meilleur choix pour nous. Développer un pays dans le sens strictement économique du terme (croissance, emploi, niveau de vie de la population etc.), c’est adopter un modèle qui prenne en compte les contraintes et les faiblesses de la situation particulière du pays. Nous sommes une petite île avec de longues côtes et une population jeune. Nous n’avons pas vraiment d’avenir dans une industrialisation à grande échelle parce que notre territoire est trop restreint. Notre meilleure chance est d’investir dans l’éducation ; notre vision à long terme doit être d’orienter la production dans les domaines où les limites de la superficie de notre territoire ne constitueront pas une faiblesse insurmontable. Dans ce sens, le modèle de Taiwan est le plus adapté à notre situation. Les modèles à imiter sont ceux des pays comme Taiwan ou Singapour, pas ceux de la Chine continentale, ni des Etats-Unis ou du Brésil par exemple.
Si la coopération avec Taiwan n‘a pas produit de grands résultats, cela est dû en grande partie à l’ineptie de nos dirigeants et à l’absence totale d’un plan adapté à notre réalité. Ne demandons pas aux Taiwanais quelques bateaux de pêche mais un échange sur leur stratégie pour maximiser leurs côtes et la mer. Ne leurs demandons pas un petit investissement dans le textile à Caracole; demandons-leur de partager avec nous leurs stratégies pour gérer l’exiguïté de leur territoire et attirer les investissements. Ne leur demandons pas quelques tonnes de riz pour soulager la misère, demandons-leur une coopération étroite pour revitaliser la production de riz chez nous. Ne demandons pas quelques bâtiments, mais discutons avec eux de transferts de technologie et de connaissance. Ne soyons pas fidèles à Taiwan par peur des Américains : une pareille fidélité ne vaut pas mieux que la trahison et tout le monde le sait. Qu’un succès comme Taiwan ait besoin de nous et soit disposé à être un ami représente un avantage mille fois plus profitable que tous les milliards de dollars que peuvent nous procurer la Chine continentale. Nous faire Conzé en échange de quelques infrastructures qui ne vaudront rien dans dix ans est, même dans le sens strictement économique, une mauvaise affaire. Nous pouvons toujours coopérer avec la Chine et même un jour rompre avec Taiwan si les Taiwanais nous font quelque chose qui le demande. L’ignominie à ne pas commettre, c’est de trahir pour trente pièces d’argent.
Une amitié honnête et sincère avec Taiwan, enracinée dans un attachement indéfectible à nos principes peut nous nous apporter les plus grands bénéfices matériels. Mais ce n’est pas le plus important. Le plus important c’est qu’alors nous enverrons au monde un signal clair que notre colonne vertébrale se raffermit. Et de Santo Domingo à Beijing, en passant par Washington, le monde saura que Dessalines, plutôt que Conzé, représente la référence fondamentale de notre histoire, que Maurepas et Christophe ne sont pas morts pour rien, que les héros de Vertières ne furent pas des zéros. Washington et Beijing auront plus de respect pour nous.
Que se passera-t-il si nous prenons les milliards de la Chine et trahissons Taiwan ? Je n’en sais rien. Demandez à Judas et à Conzé. Eux savent…