Les contestations contre les résultats des élections doivent être prises au sérieux. Même si les élections ont été honnêtes, la contestation, si elle persiste, peut faire du tort non pas à cause de ses mérites propres mais à cause de la réalité qui la sous-tend. Je veux dire que la réalité sociale en rapport aux dernières élections souffre de failles telles que, même si toutes les accusations de fraudes devaient se révéler sans fondement, le mouvement de contestation peut déstabiliser la société. En d’autres mots, fraudes ou pas, peu importe. Et il ne faut surtout pas penser que la stratégie de ceux qui persistent à manifester pour contester les résultats des élections est irrationnelle. Non, ce n’est pas qu’ils ont un chromosome en plus (ou en moins, je ne me souviens plus), c’est qu’ils ont les yeux grand ouverts sur une certaine réalité (et j’ai envie d’ajouter : bien réelle). Et c’est pour cela que la nation doit faire attention.
Je vais tenter dans les lignes qui suivent de faire émerger cette réalité. La voir telle qu’elle est devrait nous permettre de comprendre comment et pourquoi ce bras de fer entre le CEP et les candidats contestataires peut aller dans n’importe quelle mauvaise direction. Et comme la vie est plus riche que notre imagination…
Un. Avez-vous remarqué ce qu’il y a de bizarre dans ce que j’ai dit plus haut quand j’ai parlé de «bras de fer entre les candidats déçus et le CEP »? Comment peut-il y avoir un face-à-face entre le CEP et des candidats? Le vote des citoyens n’appartient pas au CEP. Le CEP ne fait que dire à la nation comment elle a voté. Logiquement, aussi longtemps qu’il est sûr qu’il n’y a pas de fraudes significatives (i.e. assez sérieuses pour modifier la place des candidats si elles étaient corrigées), M. Opont aurait pu dire aux candidats qui protestent que lui il se fout de tout et que si les candidats ne sont pas satisfaits, ils n’ont qu’à s’en prendre à cette majorité qui a voté Jovenel Moise. Il lui faudrait bien sûr avoir du cœur au ventre pour cela; ce que je ne peux pas savoir. Mais assumons qu’il en a. Tout aussi logiquement (mais sur un autre plan) les protestataires peuvent l’ignorer (et donc continuer à manifester) car les renvoyer à cette « majorité qui a voté Moise » n’a aucune raison de leur faire peur. Pourquoi? Deux et Trois expliquent
Deux. Les trois candidats qui suivent Jovenel Moise totalisent 727,085 votes contre seulement 511,992 pour Jovenel Moise. Donc manifestation pour manifestation, votes pour votes, ces candidats contestataires ont, en commun, plus d’électeurs avec eux que Moise n’en a. Alors direz-vous, c’est simple: ils n’ont qu’à se mettre ensemble derrière Jude Célestin et engloutir Jovenel Moise au second tour, pas vrai? Et c’est la que les stratèges de ces candidats révèlent leur profonde connaissance de la réalité. Ils n’ont aucun intérêt à le faire. Ils sont aussi peut-être trop égocentriques pour cela, je le concède, mais il y a plus: ils savent que le vote est beaucoup plus fragmenté qu’il ne l’apparait (54 fragments en apparence) et que le nombre de votes pour chaque candidat ne constitue nullement une prédiction de ce que ces électeurs feront le jour du scrutin pour le second tour. Je donne un exemple: un ami m’a appelé après avoir voté pour me dire, avec une note de résignation dans la voix : «je viens de voter contre Jude Célestin». Au fait, il n’a même pas vraiment voté contre Jude Célestin mais plutôt contre le chef du parti, l’ancien sénateur Anacasis. Il n’a pas voté pour Jovenel Moise le 25 octobre mais dans un face-à-face Moise-Célestin, il risque fort (s’il n’est pas trop écœuré) de voter à nouveau contre Jude Célestin. Dans les décomptes des voix, cela se traduirait par un vote-Jovenel-Moise bien qu’il ne croie pas plus en Moise qu’en Célestin. Un deuxième exemple: mon propre cas. (Ok, je n’ai pas voté n’ayant pas eu le temps de récupérer ma carte avant les élections. Mais l’analyse n’en souffrira pas.) J’aurais voté Lavalas sur toute la ligne. Encore une fois, cela se traduirait dans le décompte des votes en un vote-Maryse-Narcisse. Mais… je n’ai jamais entendu Narcisse même une seule fois (j’ai suivi les débats, mais pas tous et j’ai raté celui où ceux où elle a participé) mais cela n’a vraiment aucune importance pour moi comme citoyen: je n’allais voter ni Narcisse ni Lavalas. J’allais simplement voter, comme mon ami, contre quelque chose: le rétablissement de l’armée. Le Lavalas est simplement le parti dont je puis être le plus sûr qu’il ne rétablirait pas l’armée parce que c’est Aristide qui l’avait démobilisée. Dans une confrontation Célestin-Moise, j’aurais simplement écouté Célestin : s’il promet de ne pas rétablir l’armée, je voterais pour lui, mais si et Moise et Célestin veulent tous deux rétablir l’armée, je m’abstiendrais de voter. Voila pourquoi le décompte simple des votes obtenus par les candidats à une coalition ne permet pas de prédire ce qui peut arriver au second tour.
Trois. Le nombre total de voix obtenues par Jovenel Moise ne veut rien dire non plus pour ce qui est de ce qui peut arriver au deuxième tour. Dans la présente situation, même si il n’y avait aucun cas de fraude, ses votes constituent un agrégat de toutes sortes de votes négatives donc de citoyens qui ne sont pas prêts nécessairement à prendre la rue pour lui, ni à voter au second tour. Même ceux qui ont voté Jovenel Moise pour lui-même (et non contre quelque chose ou contre quelqu’un), ceux par exemple qui rêvent d’une Haïti de bananes bon marché, ne sont pas nécessairement prêts à prendre la rue pour lui (que ce soit pour aller voter ou manifester). On n’a pas affaire ici à quoi que ce soit qui ressemblerait, même de loin, à cette passion qui a propulsé un Aristide au pouvoir en 1990. Ce n’est qu’une question de bananes. Et les stratèges de Jovenel Moise devraient faire attention à ce choix au ras de sol, de faire appel au ventre comme si les Haïtiens ne se réduisaient qu’à leur ventre. Si vous ne voyez toujours pas de quoi je veux parler, alors je vous demande : pouvez-vous imaginer une discussion entre un fan de l’Argentine et un fan du Brésil et qui se terminerait par un échange de coups de poing? En Haïti, parfaitement oui! Pouvez-vous imaginer la même chose entre un partisan de Jovenel Moise et un partisan de n’importe lequel des autres candidats contestataires. Difficile. Voyez, ce n’est qu’une question de bananes et les hommes qui sont morts à Vertières par exemple avaient probablement le ventre creux. Même Martelly en 2010 avait offert plus que cela: l’école pour tous a été un profond mensonge, mais ce fut un grand mensonge, un mensonge pour le cœur et la tête, pas plus bas.
Quatre. Réfléchissons un peu. N’est-il pas étrange que tout le monde parle du caractère pacifique des élections comme si le peuple haïtien avait atteint un nouveau palier de civilisation. Etrange quand même quand on se rappelle que, n’était-ce cette damnée armée, les élections de 1987 auraient été parfaitement pacifiques aussi et que 1990 avait été aussi pacifique. Ce n’est donc pas une première. Qu’y a-t-il de nouveau? Il n’y avait pas d’engouement cette fois-ci pour les élections. Il était clair dès le début de ces élections, que la majorité de la population n’avait foi en aucun des 54 candidats, contrairement à 1987 ou 1990. Et des 5,838,838 (chiffre de l’IFES) électeurs possibles, seulement à peu près deux millions ont voté. Et si on enlève les mandataires, le nombre de citoyens sans intérêt direct dans les élections, ayant pris la peine de voter se réduit à presqu’un sixième de ceux qui pouvaient le faire. Cela ne sert à rien de répéter à ces électeurs que «s’ils ne choisissent pas, on choisira pour eux», car même s’il leur manque la capacité intellectuelle nécessaire pour démasquer les présupposés de ce dicton et démontrer son invalidité pour notre situation, ces électeurs peuvent quand même voir qu’il n’y a aucune différence entre les candidats et que, qu’ils choisissent ou qu’on choisisse pour eux, cela ne fait aucune différence.
Prenons un cas concret (je change les données pour masquer l’identité réelle des acteurs): Jean, le mari de Sonia a eu un accident de moto il y a près d’un an de cela; il n’est toujours pas en état de reprendre son travail. L’école vient de renvoyer leur fille Martine parce qu’ils n’ont pas payé son écolage, ayant tout dépensé pour payer un hôpital privé (à l’Hôpital Général, Jean serait déjà mort). Ils ne veulent pas envoyer leur fille au lycée car lorsqu’elle y était, il y avait plus d’une centaine d’élèves dans la classe et les professeurs ne venaient pas assurer leurs cours. Martine aime les études et adore son école: il y a de la discipline, les professeurs viennent travailler à l’heure, donnent des devoirs et des tests. Sony, le fils ainé a passé le bac du Nouveau Secondaire (où tout le monde réussit) mais n’a pas réussi aux examens des facultés d’état (où une minorité réussit). Et les universités privées sont trop chères. Donc Sony ap flannen.
Quelqu’un peut-il me dire, au regard de leur situation, lequel des 54 candidats Jean et Sonia devraient choisir? En est-il un seul qui se soit prononcé sur les grèves sauvages des professeurs des lycées ou des médecins de l’Hôpital General pour leur rappeler que «les enfants du Bondieu ne sont pas des canards sauvages»? Un seul? En est-il un seul qui ait élevé une protestation contre la désinvolture avec laquelle le ministre de l’éducation a supprimé les examens de 6eme AF, et généralisé (à deux semaines de l’ouverture des classes!) un Nouveau Secondaire dont presque personne, même parmi les enseignants, ne sait rien? En est-il un seul qui ait promis (même en mentant) de réparer, ou tout-au-moins, d’investiguer ce crime contre nos enfants?
Demander à ce couple de choisir un candidat dans le contexte précis de ces élections-2015, c’est presque comme leur annoncer qu’on va leur mettre une balle dans la tête, mais qu’ils peuvent choisir la marque du pistolet (que choisis-tu : Glock ou Smith&Wesson?). La seule réponse digne dans ce cas est un «vouzan pou ou». Et quand on se rappelle que ces mêmes Haïtiens étaient sortis voter en 1987 malgré les menaces plus-que-crédibles contre leur vie, l’indifférence de ces presque quatre millions d’électeurs envers ces élections pratiquement sans risques veut dire beaucoup. Elle sonne à mes oreilles comme un retentissant «vouzan pou yo tout».
C’est ce «vouzan» qui rend toutes les dérives possibles. Et cela, même si les élections sont « libres-honnêtes-démocratiques-inclusives-x-y-z», même si les élections sont … parfaites. C’est ce «vouzan» qu’il ne faudra pas oublier lors de l’élaboration de la prochaine loi électorale. Si nous choisissons de l’ignorer, ce sera à nos risques et périls.
Cinq. Que faire ? Pour que les élections puissent compter comme facteur dans une démocratie, il ne suffit pas qu’elles soient honnêtes. Il faut aussi qu’elles ne planent pas au-dessus de la cité, qu’elles ne soient pas désincarnées par rapport à cette démocratie, qu’elle reflète (dans les choix qui s’offrent au citoyen à travers ces élections) les problèmes réels de la CN (vous sauriez ce qu’est la CI, pas vrai? Alors la CN, c’est la Communauté Nationale, i.e. vous et moi). Sans cette connexion entre les problèmes réels de la CN (en matière de santé, d’éducation, etc.) et le renouvellement du personnel politique à travers les élections, ces dernières (même parfaitement honnêtes) ne peuvent pas délivrer cette stabilité politique qu’on attend d’elles. Au minimum, ces élections doivent permettre de contester l’ensemble des choix offerts par ces mêmes élections: autrement dit, elles doivent permettre d’exprimer ce « vouzan pou yo tout » dont je parlais plus haut. (La question ici est un peu similaire au problème du «flag burning»/bruler le drapeau, aux Etats-Unis : si le drapeau est le symbole d’une société libre, alors le citoyen doit avoir la liberté de brûler ce même drapeau en expression de cette liberté?).
De manière concrète, cela pourrait se traduire par la validation des votes «aucun candidat». Il y a une grande différence entre un citoyen qui reste chez lui et ne se soucie pas de voter et un autre qui se déplace pour aller voter «aucun candidat». Si donc une majorité d’électeurs vote « aucun candidat », tous les candidats ayant participé à ces élections devraient être éliminés et interdits de participer à un second tour.
J’admets qu’il y a des problèmes avec un système pareil : le premier c’est qu’on ne peut pas jouer à ce petit jeu indéfiniment. Vu le coût des élections c’est un choix qui ne devrait être offert qu’une seule fois et seulement pour la présidentielle. Après il faudrait se résigner à choisir « le moindre mal » comme beaucoup ont dû le faire le 25 octobre. Mais ce serait un premier pas dans la bonne direction. A notre créativité et à notre imagination de concevoir comment continuer à avancer vers un rapprochement de plus en plus serré, élection après élection, entre ce que la population essaie de dire à travers les élections et les résultats de ces mêmes élections.
Car il n’y a qu’une seule chose qui compte vraiment dans les élections d’une société démocratique, c’est qu’elles expriment dans la mesure de nos moyens (économiques et autres) le choix de la cité. Et si, comme elle vient de le faire, la nation murmure «vouzan pou yo», alors des élections vraiment démocratiques amplifieront ce murmure jusqu'à ce qu’elles tonnent dans le ciel de la cité «VOUZAN POU YO TOUT».