Le Vodou est-il un problème social pour Haïti ? (1 de 3)

Première partie: Dieu, Constantin et l’Eglise

Réponse a l’article de Savannah Savary «Monsieur Langlois, du vodou haïtien et du catholicisme importé, qui est le chat? qui est la souris?»)

Attribution Photo: chikaoduahblog.com

A. J. Victor
octobre 4, 2014

L’article de Mme. Savary est une réaction à la déclaration du Cardinal Langlois sur le vodou ; il couvre plus de 5 pages entières du Nouvelliste. Pour répondre à ce torrent de paroles, je vais articuler ma réponse autour de trois axes : 1) Dans cette première partie, je me pencherai sur des questions de nature plutôt théologique à la fois parce que c’est le plus important et parce que c’est sur ce sujet qu’elle débute. 2) La deuxième partie se tournera vers l’histoire nationale. Je ne crois pas qu’un article de journal suffira à tuer le mythe de «l’indépendance est issue du vodou» mais ce sera au moins un début. 3) Dans la 3eme partie, j’affronterai la question de l’impact du vodou sur la vie nationale. Cette dernière partie est la plus longue et elle étend le débat à d’autres idéologues du vodou. (Nous nous proposons d’ignorer et les insultes à Dieu et les insultes au cardinal.)

Il n’est pas facile de répondre aux articles de Savannah Savary, non parce que les questions abordées sont difficiles mais parce que les arguments sont étalés dans une profusion de détails confus. Sa défense du vodou constitue un tel amalgame de vérités, demi-vérités, silences, faits douteux ou carrément faux qu’une réponse au point par point risque de générer un magma aussi impénétrable et obscur que son article. Essayons donc de parler peu (en tout cas, moins qu’elle) mais de parler bien.

Les problèmes commencent avec le titre, avec cette mise en opposition du vodou qui est «haïtien» vs le catholicisme qui est «importé». En quoi exactement est-ce un problème que le catholicisme soit importé? Si on devait se débarrasser de tout ce qui est importé en Haïti, il ne resterait pratiquement rien, pas même le papier du journal où Mme. Savary a publié son article, ni l’ordinateur où elle l’a composé. Et la langue Française dans laquelle elle s’exprime… etc. Mais vous avez compris. Toute cette histoire n’est que foutaise. Et pure hypocrisie. (Je ne dis pas que tout ce qui est importé est bon, simplement que son caractère importé ne suffit pas pour juger de sa valeur ou de son importance.)

Ce faux problème une fois écarté, considérons les vrais problèmes, car la critique du catholicisme que nous sert Mme. Savary prétend aller plus loin que le simple reproche de n’être pas local. Elle reprend la question au départ: qui est Dieu? Et, pour autant que l’on puisse se forcer à trouver un plan dans son texte, suit la divinité du Christ, puis l’histoire de l’Eglise etc.

Mme. Savary débute sa tirade par des déclarations qui ne sauraient être faites que par une «mistik». Considérez plutôt la première phrase: «La tradition, depuis l’éternité, a toujours fait allusion à un grand esprit remplissant l’univers.» Quand j’ai lu cette phrase, grand naïf que je suis, je me suis demandé bêtement: comment a-t-elle fait pour savoir ce qui existe depuis l’éternité? Alors j’ai réalisé qu’elle était probablement «mistik» et qu’elle a pu avoir accompli quelque «voyage astral» au plus profond de l’éternité. Et comme il est pratiquement impossible de vérifier les dires d’un voyageur qui revient d’aussi loin, nous laisserons la question telle quelle pour revenir aux choses de la terre. Car là nous pouvons vérifier…

En revenant de son voyage «mistik», Mme. Savary atterrit directement sur la notion de Dieu. Elle nous énumère toute une liste des attributs de Dieu (omnipotent, omniprésent etc.) mais pour finir avec un Dieu qui «n’a pas d’église» et qui «est présent dans toutes les religions». L‘implication est claire: si Dieu est présent dans toutes les religions et que le Vodou est une religion, Dieu est donc présent dans le vodou. Alors je me demande… Si Dieu est présent dans toutes les religions, était-ce à Dieu que les Carthaginois faisaient leur offrande quand ils sacrifiaient leurs enfants vivants à Baal? Est-ce Dieu qui répond quand le bòkò appelle un loa pour l’aider à tuer quelqu’un? Est-ce Dieu qui accorde ces fameux «pwen-pa-pran-bal» par exemple si prisés de nos «zenglendo» dans l’exercice de leurs forfaits? Les grandes civilisations précolombiennes de l’Amérique pratiquaient des sacrifices humains, est-cela le «haut niveau de civilisation des indigènes des Andes»?

Si la Bible est la parole de Dieu et si Dieu est dans toutes les religions, alors il n’y a aucun moyen de s’expliquer 1) que le premier commandement donné au peuple juif dans le désert soit que « tu n’auras pas d’autre Dieu que moi » 2) cette rage des prophètes contre le peuple juif a chaque fois qu’il allait vers d’autres dieux. Et si Dieu n’a pas d’église, que voulait donc dire le Christ quand il déclara à Pierre «tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon église» ? (notez qu’Il n’a pas dit «mes églises»)

Une conclusion s’impose : à moins de nier que la Bible soit la Parole de Dieu, il faut admettre que Dieu n’est pas dans toutes les religions et à moins de nier la divinité du Christ il faut admettre que Dieu a une église. Le Cardinal Langlois a raison: on ne peut être catholique et vodouisant à la fois, il faut choisir.

Mais Mme. Savary a déjà choisi. Pour elle, ce Christ « fabriqué par l’Europe » est un « Christ plus collectionneur de crimes que toutes les divinités incas et aztèques réunis». On est tenté de mettre cette colère contre le Christ sur le compte d’une colère contre les crimes et les injustices de l’Occident. Des chrétiens ayant associé la croix à leurs crimes, cette colère serait compréhensible. Mais ce n’est pas le cas ici car elle va plus loin: enlevant son képi de «mistik» elle enfourche son cheval d’historien pour un retour vers le passé de l’Eglise. Une tache dangereuse pour deux raisons : 1) parce qu’étant sur terre et non en voyage astral, nous pouvons verifier et confirmer ou infirmer ses dires, 2) parce que l’histoire de l’Eglise n’est pas aussi facile à lire que l’histoire d’un pays ou d’une autre institution. Toute l’histoire de l’Eglise est ponctuée de controverses souvent rageuses entre deux camps sur des nuances parfois si subtiles qu’on n’arrive pas les saisir et, les ayant saisies, on a quand même du mal à comprendre pourquoi un point apparemment aussi trivial était pris avec autant d’importance. Les affirmations dogmatiques de l’Eglise, faites au long des siècles, ont presque toujours été précédées de ces confrontations d’idées et la divinité de Jésus ne fit pas exception. Ou bien l’on prend le temps de comprendre la controverse, ou bien on l’esquive mais alors on ne comprend plus rien. Les lecteurs, même attentifs, ont du remarquer combien il leur fut difficile de se retrouver dans le texte de Mme. Savary: deviner où était l’église apostat et ou était l’église orthodoxe par exemple. Cette confusion est due au fait que Mme. Savary a essayé d’expliquer quelque chose que elle-même elle n’a pas compris. Nous allons donc reprendre l’histoire à ses débuts.

Il y a à peu près deux mille ans, un juif dans la trentaine fut crucifié car il s’était déclaré Fils de Dieu. Au pied de la croix, sa mère et un seul de ses disciples, Jean. Les autres se cachent. Pour les autorités religieuses juives qui l’avaient fait mettre a mort, le problème était résolu. Mais trois jours plus tard, nouveau décor : des disciples affirment avoir rencontré le Maitre et qu’il est ressuscité. Sa tombe est vide. Il apparait de plus en plus à ses disciples et les encourage. Quelques semaines plus tard, c’est l’explosion de la Pentecôte: les disciples apeurés et tremblants qui se cachaient apparaissent ouvertement dans les lieux publics, prêchant le même Jésus qui avait été crucifié. Les conversions se font en masse. On ramasse les meneurs pour les rouer de coups avant de les fourrer en prison mais cela ne ralentit pas le mouvement. Ils arrivent bientôt à Rome où ils se font des disciples d’abord dans la communauté juive mais bientôt, avec surtout l’arrivée de Paul, chez les païens.

Malgré les persécutions (on les brule vivants, on les donne à manger aux bêtes, Pierre est crucifié, Paul est décapité) la nouvelle «secte» progresse et se consolide. Les adeptes qui étaient au début constitués de pauvres peu instruits augmentent avec l’arrivée de femmes surtout puis d’adeptes mieux formés intellectuellement. Les chrétiens survivent trois siècles dans l’illégalité puis un beau jour… un certain Constantin.

Nous sommes en 311 AD lorsqu’à l’entrée de Rome, Constantin qui se préparait à livrer bataille contre Maxence déclara qu’ayant regardé au-dessus du soleil il avait vu un signe fait d’une croix portant l’inscription « in hoc signo vinces » («par ce signe, tu vaincras »). Il crut assez en sa vision pour commander à ses soldats de placer une croix sur leurs boucliers. Constantin sortit vainqueur et, en 313 AD, l’édit de Milan, signé avec Licinius, autorise les chrétiens à pratiquer librement leur religion. Savary a raison de penser que Constantin avait ses propres raisons, politiques, de favoriser le Christianisme et qu’une religion unique, en aidant l’unité du royaume, consoliderait son trône. Mais la vie n’est jamais aussi simple. Cette liberté, venue après trois siècles de persécution, ne faisait que constater un état de fait: ces Chrétiens avaient déjà conquis l’empire et prouvé qu’ils étaient assez coriaces pour survivre à n’importe quelle épreuve. Cette liberté n’était pas un cadeau, les martyrs de l’Eglise l’avaient gagnée. Constantin ou pas, nous, les chrétiens, nous étions la pour rester.

(Ici, je veux m’arrêter pour un moment et faire une petite mise au point: Il est possible que certains vodouisant viennent déclarer plus tard que le vodou lui aussi a survécu à deux siècles de persécutions. Je veux donc donner une idée de ce que cela pouvait vouloir dire dans l’empire romain. Un homme a été dénoncé comme Chrétien. Le juge lui pose seulement une question: «Es-tu un Chrétien ? » L’accusé répond « Oui, je le suis » et il est automatiquement condamné à mort puis emmené pour être exécuté tout de suite. Un homme se lève dans l’assemblée pour protester. « A la façon dont tu parles, il me semble que toi aussi tu es un Chrétien » lui dit le juge. «Bien sur que je le suis». Il est lui aussi condamné à mort. Un troisième se met à protester contre les deux décisions et subit le même sort. Pour s’en sortir, ces chrétiens n’avaient qu’à accepter la divinité de l’empereur. Ils refusèrent. (Voir Stephen Benko, « Paganism and the Early Christians»

La grande majorité de nos chefs d’état, y compris les deux Duvalier, furent des vodouisants et la majorité des attaques physiques contre les bòkò furent initiées par la population. Parmi ceux qui attaquèrent ces bòkò étaient probablement d’anciens clients. Même la campagne antisuperstitieuse commencée en 1939 fut au début un mouvement purement populaire où le clergé catholique n’avait rien à voir. Cette campagne fut lancée en fait par un homme du peuple, St Giles St Pierre. Quand trois de ses enfants tombèrent malades, il consulta son hougan et suivit ses prescriptions. Mais un bon matin, après avoir prié, il se retourna brusquement contre les loas, détruisant tout ce qui avait été touché par le hougan, coupant les arbres sacrés de la cour. Il expliqua à la famille que « nous devons nous débarrasser de toute trace de Satan pour que Dieu prenne soin de nous ». Ses enfants guérirent. St Giles devint un prêcheur et commença à exhorter ses voisins vodouisants à suivre son exemple. Il obtint un succès phénoménal que les persécutions ne firent qu’accroitre. Les vodouisants venaient à St Giles par milliers quand l’archidiocèse lui demanda de référer ceux qui venaient le trouver à leurs paroisses respectives. Ainsi l’église prit en charge le mouvement. (Voir Alfred Metraux, «Le vodou haïtien»)

Le mouvement se transforma plus tard en ce qui devint la «campagne antisuperstitieuse». Quelques hougan probablement moururent mais il n’y eut pas de massacre. On brûlait les tambours et autres objets «sacrés», on coupait les arbres «sacrés» mais on ne tuait pas les hougan. La vérité est que les vodouisants n’ont jamais été soumis à une persécution qui ressemble même de loin à ce que les premiers chrétiens ont enduré. Cette manie de pousser des cris de bête blessée pour «les 13 campagnes antisuperstitieuses» relève du chantage émotionnel.)

Pour revenir à Constantin. A peine cette paix de l’Eglise arrivée, une controverse éclata. Arius, un prêtre d’Alexandrie, très brillant et très populaire commença à enseigner que Jésus-Christ n’était pas Dieu et qu’il n’était pas non plus égal au Père. Se basant sur certains passages de l’évangile de Jean, il déclara que Jésus-Christ n’était qu’une créature exceptionnelle, qui fut élevé au rang de «Fils de Dieu» à cause de sa fidélité au Père. En 320 AD, moins d’une dizaine d’années après l’Edit de Milan, un synode des Evêques africains condamne l’arianisme et demanda à Arius de se rétracter. Il refusa. C’est alors que la bataille éclata. Saint Athanase déclara «Le monde est devenu arianiste, alors c’est Athanase contre le monde».

Lorsque Constantin obtint qu’un concile soit convoqué pour débattre de la question, il avait certainement en tête la paix de son royaume. Il ne comprenait probablement pas trop bien ce qui était en jeu. Le Concile de Nicée en 325 AD eut pour résultat le Credo de Nicée qui reconnait la divinité du Christ. Tous les évêques présents signèrent la déclaration finale du concile sauf deux que Constantin promptement exila.

C’est la paix que l’empereur voulait. Mails il ne l’eut pas. Le courant arianiste ne se déclara pas vaincu et tout au long du 4eme siècle, concile après concile alla dans un sens ou dans l’autre. L’empereur lui-même, cherchant la paix la où elle ne se trouvait pas, changea de camp en 328: il permit à Arius de revenir et exila les évêques pro-nicéens. En 336, Constantin alla plus loin et décida même que l’arianisme était la position orthodoxe, mais Arius mourut la même année. Constantin mourut arianiste en 337, et c’est par un évêque arianiste, Eusèbe de Nicomède, qu’il fut baptisé sur son lit de mort. Arius était mort mais son parti semblait sur le point de gagner.

L’Esprit Saint n’ayant pas confié à Constantin le soin de décider à sa place, la controverse ne mourut pas et consomma plus de la moitié du 4ème siècle. Cependant, à la fin, c’est la position orthodoxe qui triompha. Le Credo de Nicée fut complété et définitivement établi lors du concile de Constantinople en 381 AD, plus de quarante ans après la mort de Constantin. C’est le Credo de Nicée-Constantinople, affirmant la divinité du Christ, qui est récité à la messe le dimanche et lors des solennités de l’Eglise.

Si l’hérésie arianiste a pratiquement disparu aujourd’hui, la lutte a laissé ses marques dans le Credo de Nicée-Constantinople: plus de la moitié du Credo est consacrée au Christ. Le combat contre l’arianisme explique aussi le fait que, concernant Jésus-Christ, le Credo semble se répéter: «…un seul Seigneur Jésus-Christ /le Fils unique de Dieu/Né du Père avant tous les siècles/Dieu né de Dieu/ lumière née de la lumière/vrai Dieu né du vrai Dieu/ engendré non pas créé/de même nature que le Père… ». (Les Pères de l’Eglise semblaient vouloir parer à toutes les possibilités d’erreur.) La divinité du Christ est un dogme de l’Eglise, un de ces dogmes qui d’après M. Savary «ne sont pas inspirés de l’enseignement christique».

Aujourd’hui, très peu de Catholiques haïtiens pourraient vous dire qui était Constantin. On en trouverait encore moins qui sauraient qui était Arius. La victoire de l’Eglise sur l’arianisme et l’empire romain est complète.

J’avoue que je suis allé un peu vite en besogne. Mais cette présentation devrait suffire à prouver au lecteur que tout ce que Mme. Savary a raconté sur Constantin «architecte/père du catholicisme romain», «constructeur de l’Eglise» etc. est historiquement faux. Constantin mourut arianiste et l’Eglise catholique qui a survécu et que nous avons aujourd’hui n’est pas celle que Constantin supporta mais celle qui s’était rebellée contre l’empire. La révolte protestante du 16eme siècle, malgré sa durée, n’a jamais contesté la divinité du Christ. Constantin a passé, l’empire romain aussi. L’Eglise est demeurée. L’Eglise demeure. Et c’est tant mieux.

C’est tant mieux parce que, à travers l’hérésie arianiste, c’est l’amour même du Père pour nous qui était mis en question. Si Jésus n’est pas Dieu, alors il n’est plus vrai que «Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son fils unique… » L’évangile lui-même devient un long mensonge et ne console plus. Que dans la longue histoire de l’Eglise Mme. Savary ait choisi d’aller précisément à ce point de l’histoire où la divinité du Christ a été la plus fortement contestée en dit long sur l’importance de cette question pour elle, même dans le meli-melo des ses croyances. Les évêques catholiques, anglicans et les pasteurs protestants qui signent des déclarations communes avec les bòkò et les mambo (au nom d’une «tolérance» qui ressemble beaucoup plus à un «tout voum se do») feraient bien de réfléchir sur ce point. C’est le refus des Chrétiens de se diluer dans le bouillon de religions de l’empire romain qui les sauva et sauva le monde en préservant la pureté de leur message: l’histoire, incroyable mais vraie, d’un Dieu qui possède le mâle courage de laisser la sécurité de son ciel pour venir affronter le mal qui est en nous et le vaincre. Parce qu’Il nous aime.



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