Il faut respecter le courage dont a fait preuve M. Manigat en intervenant dans le débat sur la question de l’éducation en Haïti à un moment où ses réformes sont si critiquées. Malheureusement, M. Manigat n’offre aucune explication sur les mesures les plus désastreuses prises sous son leadership: cette généralisation brutale du Nouveau Secondaire par exemple, pour laquelle le MENFP lui-même n’était pas prêt. Il semble justifier l’élimination des examens de 6èmeAF mais ses raisons ne résistent pas à un examen sérieux. J’ai aussi rencontré chez l’ancien ministre une générosité et un intérêt pour nos enfants auxquels, franchement, je ne m’attendais pas. J’écris donc sans colère, par devoir, simplement pour rétablir la vérité, avant que certaines des affirmations du ministre ne se transforment en sagesse conventionnelle.
Je vais me contenter de réfuter seulement quatre des affirmations de M. Manigat. Puis, en réponse à sa proposition (bonne, mais dangereuse dans le contexte actuel) de réduire le parcours pré-universitaire à 12 années, j’offrirai un aperçu de la manière dont on met en application de pareilles mesures.
L’assertion la plus surprenante de M. Manigat apparait dans le titre même de son article: «Haïti dépense plus pour évaluer ses élèves que pour les former.» C’est grave! Mais est-ce vrai? Les chiffres disent «non». (J’explique, dans le Post-scriptum, comment je suis arrivé à mes conclusions.) En utilisant les chiffres cités par M. Manigat lui-même pour 2013-2014, il faudrait une moyenne de 421 élèves (ce qui est morbide) dans une classe de Rhéto ou de Philo d’un lycée pour que le coût de la formation pour l’année et par élève soit EGALE au coût de l’évaluation de cet élève. Mettez les classes à 60 élèves et on obtient un montant 7 fois moindre «pour évaluer un élève du bac que le montant investi pour sa formation pendant l’année de son évaluation.» C’est un minimum, car je n’utilise que le salaire des profs des classes terminales, laissant de côté toutes les autres dépenses.
Ce n’est pas tout. Les évaluations officielles ne devraient définitivement pas être le seul contrôle exercé sur le système éducatif. Il faudrait que les écoles soient inspectées, que les «écoles normales» soient contrôlées de près etc. Puisque rien de tout cela n’est fait, on est obligé de conclure que c’est l’évaluation du bac qui les remplace tous (je ne dis pas qu’une évaluation des élèves peut effectivement remplacer ces autres contrôles). Dépenser 7 fois moins pour un contrôle qui remplace TOUS les autres, non, ce n’est pas beaucoup. L’argent est peut-être mal dépensé, mis il n’est simplement pas vrai que Haïti dépense plus pour évaluer ses enfants que pour les former.
Il n’est pas vrai non plus que les résultats par école en 2014-2015 furent une innovation; cela se fait depuis au moins 2004. Les écoles intéressées à faire leur diagnostic devraient avoir déjà terminé avec ce diagnostic en 2014. Les autres ne pouvaient pas ou ne voulaient pas.
Ceux qui veulent comprendre le mal qui frappe notre système éducatif ne doivent pas considérer uniquement les chiffres. Le fort taux d’échec n’est pas le pire. Entre deux élèves de Philo qui réussissent au bac, l’écart peut être abyssal, dépendant de l’école. En termes de compétences (pour utiliser un mot à la mode), dépendant des deux écoles qu’on choisit, il peut y avoir un écart beaucoup plus grand entre deux élèves qui réussissent mais qui viennent de deux écoles différentes (une ‘bonne’ et une ‘faible’), qu’entre un ‘éliminé’ et le lauréat de la classe dans l’école la plus faible. Une réduction du taux d’échec n’affectera pas à elle seule ce problème. Ce n’est pas tant à un « génocide scolaire» qu’on assiste qu’à l’établissement d’un véritable apartheid, non pas scolaire, mais économique et social.
Pour finir, la présentation de la question de l’évaluation nationale en 4èmeAF, faite par M. Manigat, ne correspond pas à la réalité. D’un côté, la réduction des coûts dont parle le ministre vient du fait que le MENFP avait simplement transféré les coûts des examens aux écoles. Ce sont les écoles qui devaient multiplier les copies, procurer les feuilles de mise au net, assurer la surveillance et, comme je l’ai dit dans un précédent article, les écoles sérieuses eurent une évaluation sérieuse et les écoles bòlèt eurent des examens bòlèt. L’expérience ne se fit qu’une seule fois en 2015; le MENFP ignora complètement le travail des enfants et depuis lors, cette histoire n’est qu’un souvenir. D’un autre côté, en supposant que les 12 mesures proposaient effectivement cette évaluation nationale en 4ème AF en lieu et place de celle de la 6ème AF et que cette mesure était délibérée, les examens de 6ème AF auraient continué pour les élèves qui se trouvaient déjà en 5ème ou 6ème AF. Ils n’auraient été éliminés que pour la promotion ayant déjà subi les épreuves de 4ème AF, soit 2 ans plus tard.
Ce dernier point m’amène à la proposition d’abandonner «le long parcours de ces 13 ans de scolarité (9 du fondamental et 4 du secondaire) pour s’aligner aux 12 années de scolarité avant l’université». Le danger réside justement dans le risque qu’un futur ministre décide de mettre en place cette réforme comme on l’a fait pour les 12 mesures et le Nouveau Secondaire, sans rien préparer ni planifier, en décrétant seulement un bon matin que le Secondaire est désormais de 3 ans, ou que le fondamental s’arrête en 8ème AF. Dans l’espoir de dissuader un futur décideur de prendre cette voie néfaste, je m’en vais expliquer à quoi ressemblerait l’application d’une pareille mesure si on le fait avec sérieux. Rêvons donc.
Disons qu’un nouveau ministre décide, en 2017, la réduction du parcours pré-universitaire à 12 ans. 1ère étape (1 an): une équipe se penche sur le curriculum des 13 années d’études pour déterminer le meilleur segment à compresser pour diminuer le nombre d’années. (Si des études valables ont été faites là-dessus, on peut sauter cette étape.) Disons qu’on décide de réduire les 6 années de la 4èmeAF à la 9èmeAF à 5 ans. Alors en 2018 commence une période de deux ans pendant lesquelles les éditeurs et auteurs travaillent sur les nouveaux manuels, où directeurs d’école et professeurs sont préparés à ce qui va se faire. Au moment où la réforme arrive dans les salles de classe, nous sommes en septembre 2020.
En 2020-2021, la 4èmeAF est désormais la Nouvelle 4ème AF. En 2021, la campagne électorale commence. La presse met tous les candidats sous pression pour qu’ils s’engagent à respecter la réforme et à financer le coût supplémentaire des examens de fin d’études fondamentales en juin 2025. Les prêtres, évêques et pasteurs prient régulièrement pour que les politiciens laissent les enfants continuer leurs études en paix. 2021-2022 cette nouvelle promotion est en N5ème AF. Le gouvernement qui a commencé la réforme part en février 2022. Un nouveau président monte et les enfants rentrent en N6èmeAF en septembre 2022. Toutes les églises continuent à prier.
En 2022-2023 ces enfants sont en N6èmeAF. En 2023-2024, ils sont en N7èmeAF et, en 2024-2025 arrivent en N8èmeAF, nouvelle dernière classe du fondamental. Pendant toutes ces années, les examens de 9ème AF continuent normalement (avec la tricherie en moins, j’espère). Juin 2025: augmentation considérable du nombre de candidats pour les examens de fin d’études du fondamental avec la N8emeAF et la 9emeAF composant en même temps.
2025-2026 toutes les écoles secondaires accommodent une classe de Secondaire I anormalement grande. Une nouvelle campagne électorale commence en 2026: la presse place une telle pression sur les candidats à la présidence qu’ils finissent tous par jurer qu’ils ne toucheront pas à la réforme en cours et qu’ils financeront sans rechigner le budget supplémentaire pour les examens de terminale de 2029 (n’oubliez pas que cette première promotion est plus nombreuse que d’habitude). Nouveau marathon de prières pour protéger les enfants de la folie des politiciens. Cette anormalement-large promotion traverse le Secondaire II en 2026-2027. Un nouveau président monte en 2027 et la première promotion de la réforme entre Secondaire III pour 2027-2028.
En 2028-2029, les enfants de la première N4AF abordent la dernière année du secondaire et, en juin 2029, subissent les examens de fin d’études secondaires. La réforme est complète. Elle aura duré 12 ans et traversé trois mandats présidentiels. Messes et services d’action de grâces sur tout le territoire national.
Vous avez assez rêvé! Il est temps de vous réveiller.
Post-scriptum : Voici comment je suis arrivé à mes conclusions. Les chiffres cités par M. Manigat lui-même dans son article donnent un budget de 500, 000, 000 gourdes pour les examens officiels en 2014 (dépenses directes). Assumant que 80% (plus de 75%) de cette somme était affectée aux deux bacs, nous obtenons des dépenses directes de 400, 000,000 gourdes pour les deux bacs. En 2014 nous avions 235 677 candidats pour les deux bacs (165541 au bac 1 +70136 au bac 2). La moyenne de la dépense par candidat pour l’évaluation officielle est donc d’environ (500, 000,000÷235,677) 1698 gourdes/candidat.
Pour obtenir le «montant investi pour la formation [d’un élève du bac] pendant l’année de son évaluation», je considère une classe de Rhéto dans un lycée: à 30 heures par semaine (plus ou moins standard) et à 6 heures de cours par «chaire» nous obtenons 5 profs à payer. Le salaire de 11,000 gourdes par mois, pendant 13 mois pour 5 profs nous donne un total de (11,000gdesx13) x5= 715,000gdes par classe de Rhéto ou Philo.
Arrivé ici, je confronte un problème : je n’ai aucune idée de l’effectif moyen d’une salle de classe de terminale dans un lycée de la république. Je ne peux donc pas calculer le coût de la formation par élève. Mais je peux faire autre chose : pour que la dépense pour la formation soit égale à la dépense pour l’évaluation, il faudrait avoir (715,000/1,698) 421 élèves par classe en moyenne. En conclusion, pour l’année 2013-2014, et en utilisant les chiffres de M. Manigat, il faudrait plus de 421 élèves par classe en Rhéto ou en Philo pour pouvoir affirmer, comme il le fait, que «on dépense plus pour évaluer un élève du bac que le montant investi pour sa formation pendant l’année de son évaluation. » Si nous imaginons des classes de 60 élèves par classe dans les lycées (chiffre décent et parfaitement acceptable pour Haïti), la dépense pour la formation d’un élève s’élève à (715,000/60) 11,916 gourdes, soit a peu près 7 fois plus que les 1698 gourdes dépensées pour évaluer ce même élève.
Je prends évidemment comme prémisse que, lorsque M. Manigat dit «Haïti dépense» il fait référence à ce que l’Etat haïtien dépense; pas à ce que «les haïtiens dépensent». C’est le plus simple. Dans le deuxième cas (ce que « les Haïtiens dépensent »), la comparaison devient beaucoup plus complexe et un statisticien devrait procéder avec beaucoup de prudence et de discernement.
Je sais que M. Manigat (côté ‘coût de l’évaluation’) prend en compte les coûts indirects, et mentionne les dépenses des parents. Cependant, s’il faut inclure ces coûts dans la mesure des dépenses, il faudrait alors prendre en compte aussi (côté ‘coût de la formation’) les dépenses des parents pour envoyer leurs enfants au lycée chaque jour, ce que consomme le MENFP pour «le reste», mesurer le coût de l’inefficience notoire du ministère dans l’organisation des examens, etc.