Le silence des agneaux ou la mesure des 12 mesures de Nesmy Manigat (2 de 2)

Deuxième partie: Que faire?

Attribution Photo: hpnhaiti.com

A. J. Victor
juillet 16, 2016

Le problème de l’éducation en Haïti est complexe. Il est sérieux. Il est coriace. Il prend ses sources dans (et interagit avec) d’autres réalités de la société haïtienne qui font problème. (Pour une réflexion brillante sur la question, vue de la salle de classe, voir Patrice Dalencour : De l’enthousiasme au désenchantement, un éducateur s’interroge Editions C3, 2013.- Voir aussi ma conclusion plus bas). Cela veut dire qu’une réforme profonde risque de déclencher des turbulences sociales trop sérieuses pour qu’un ministre (qui ne sait même pas s’il sera toujours en place à la fin de l’année académique) s’y lance: il faudrait affronter les syndicats d’enseignants, les marchands de livres, les pirates, la presse et même les parents et les élèves des écoles publiques. Même une équipe gouvernementale sérieuse et bénéficiant d’un leadership visionnaire et intelligent ne peut réussir une réforme pareille que si ce leadership est assez courageux et désintéressé pour risquer ses cinq ans de pouvoir pour cette cause. Comme il faut remonter à Toussaint Louverture pour trouver ce genre de courage au pouvoir en Haïti, la probabilité d’un tel scénario est trop faible pour le rendre viable. Visons donc un peu plus bas.

Il y a beaucoup qu’un ministre de l’éducation nationale peut faire s’il est de bonne volonté. Je soumets quelques propositions ici, beaucoup plus pour suggérer une approche que pour offrir des solutions. (Et le plus intéressant, c’est qu’elles sont réalistes: elles peuvent être appliquées sans empêcher à un ministre de fè kòb li).

D’abord éviter les grandes bêtises. La généralisation du créole comme langue d’enseignement, par exemple, serait une grande bêtise. Quels que puissent être le nombre des études scientifiques supposées soutenir une pareille mesure, la « grosseur » des diplômes de ceux qui prônent cette solution, et la « grosseur » des universités d’où ils viennent, c’est à ne pas faire. –Une deuxième grande bêtise à ne pas commettre serait (j’en parle parce que j’ai lu un article où on le prônait) de supprimer, par une décision du MENFP, le redoublement scolaire. Un enfant peut être autorisé à passer en classe supérieure bien qu’il n’ait pas obtenu la «moyenne» exigée pour cela. Mais il est plus sage de laisser cette décision aux directeurs d’école qui peuvent décider au cas par cas, comme ils le font déjà de toute façon depuis toujours et partout sur terre.

Le système éducatif a été négligé pendant trop longtemps pour pouvoir supporter des interventions agressives, même judicieuses. Il faut donc aller doucement. Quand on recommence à nourrir un homme qui n’a pas mangé depuis des semaines, un plat normal est le plus sur moyen de le tuer. Il faut aller à petites doses. Il en est de même de notre système d’éducation. Quelques petites mesures susceptibles d’aider ceux qui essaient de faire un travail sérieux, sans déclencher la foudre des tapageurs, demeurent possibles et constitueraient un bon début.

Fixer par une loi l’ouverture des classes et le nombre de jours de classe pour l’année scolaire serait une excellente idée. La date devrait être mobile et facile à calculer (Ex. L’année scolaire débute le deuxième lundi de septembre). Une loi pareille nous aurait évité ce jeu de yoyo auquel le gouvernement Martelly s’est livré avec la date d’ouverture des classes de 2011 à 2015. On peut trouver en ligne les dates pour Pâques, le carnaval etc. plusieurs années à l’avance mais, une fois de plus cette année, c’est pendant que professeurs et directeurs d’écoles étaient en vacances qu’ils ont appris que les classes commenceraient le 5 septembre. J’ai beau essayer, je n’arrive pas à imaginer ce qui empêche le MENFP de prendre cette décision avant avril ou mai, au moment où les directeurs d’école planifient la prochaine année scolaire.

Le nombre de jours de classes est un peu plus compliqué. L’idée est de rester raisonnable et réaliste et de ne pas imiter la grenouille qui voulait se faire aussi grosse que le bœuf en visant 200 jours de classe. 170 à 180 jours devraient faire l’affaire (avec un nombre d’heures minimum pour la journée). Mais le jour de classe doit être défini: une journée à la plage n’est pas un jour de classe; une visite à un site historique ou à un complexe industriel, oui. Un concours d’épellation auquel toute l’école assiste, oui; une «journée de couleurs» où les enfants ne font que jouer au son de la musique, non. Le critère étant qu’il doit y avoir apprentissage sous une forme ou sous une autre.

Les dates des examens officiels peuvent être déterminées de la même manière (tel lundi de juin pour la 9ème AF par exemple). L’important est de rendre ces activités prévisibles pour n’importe quel acteur du système, ce qui permettrait aux directeurs d’écoles de planifier l’année scolaire à venir sans attendre le calendrier du MENFP (qui n’arrive en général qu’après l’ouverture des classes).

Puisque le Nouveau Secondaire a été généralisé, un ministre peut rendre un grand service au pays en réparant partiellement la légèreté avec laquelle le ministre Manigat a pris cette mesure à deux semaines de l’ouverture des classes en 2015. Il n’y a aucun manuel pour l’économie, ni pour l’appréciation artistique, ni pour le cours de civisme (matières nouvelles au Nouveau Secondaire). Rendre un manuel disponible pour chacune de ces matières dans les plus brefs délais serait d’un grand secours sans poser de danger au job du ministre. Au fait c’est quelque chose que l’actuel ministre de l’éducation nationale peut faire (allons, monsieur le ministre, fè yon jan…). Un ministre pourrait mettre fin aussi au mensonge de l’informatique au Nouveau Secondaire… mais c’est un peu risqué et j’avais promis des mesures sans danger.

Si tant de gens se sont laissé berner par les «douze mesures» et croire que cela représentait vraiment quelque chose, alors il faut admettre que le niveau de réflexion sur la question dans la société n’est pas très élevée. Il est donc possible qu’un lecteur se demande quelles initiatives seraient utiles mais dangereuses. J’en cite quelques unes sans les proposer ni les suggérer.

-D’abord combattre le piratage des manuels scolaires. Il décourage les meilleurs cerveaux du pays à investir leur temps et leur énergie dans la production d’un manuel scolaire.

-S’attaquer à l’absentéisme dans les lycées et la vente des chairs de professeur mais… les chefs des syndicats d’enseignants aiment les caméras de télévision et les profs des lycées ADORENT les grèves… et s’ils ont des alliés au ministère… non…trop dangereux!

-La tricherie aux examens officiels (rappelons-le: le seul contrôle que l’Etat haïtien exerce vraiment sur le système) est pour une bonne part nourrie par la méthode (s’il faut appeler cela une méthode) de recrutement des surveillants et superviseurs à ces examens; mais… un ministre risque de se mettre tout le Sénat et toute la chambre des députés sur le dos s’il s’y attaque. Ce n’est pas une question de courage, mais de rapport de forces.

En conclusion, cet article a voulu proposer des solutions simples, limitées, et immédiatement applicables au système éducatif haïtien. Comme on peut le voir, je ne discute nulle part de la «scolarisation universelle» ou de «l’éducation de qualité», deux slogans plutôt en vogue jusqu’à récemment. La raison en est simple : le problème de l’éducation en Haïti est très en-deçà d’une simple question de «qualité de l’éducation», ou de «scolarisation universelle». Le système éducatif d’une société est mis en place pour assurer la transmission des savoirs, des valeurs, des idéaux de cette société et (surtout dans ce monde moderne) de l’humanité aux nouvelles générations. L’école n’est pas le seul vecteur porteur de ces valeurs et idéaux d’une société ; les institutions de la société civile (la famille, l’Eglise) y participent aussi. Cependant, quand c’est la communauté nationale qui porte un projet, c’est l’école qui, justement parce qu’elle constitue un système national contrôlé par  l’Etat, en constitue le principal vecteur. C’est un idéal en progression qui est passé aux plus jeunes et qu’ils doivent continuer à faire avancer. C’est pourquoi il devient alors important qu’un maximum de ces jeunes reçoivent une formation scolaire (d’où la scolarisation universelle) et qu’elle soit de qualité. Autrement le rêve collectif ne se réalisera pas, l’idéal ne sera jamais atteint.

Ce n’est pas à cause de quelque supposée corrélation entre développement et éducation qu’une société décide de scolariser tous ses enfants, ce n’est pas pour plaire aux parents ou pour aider le «pauvre petit peuple» (oh! comme je déteste cette expression!). Au fait, dans les pays où la scolarisation est obligatoire, un parent qui garde son enfant à la maison sans raison valable peut être arrêté ou privé de la garde de l’enfant. Ce n’est pas seulement en gros, dans le budget de la république, que ces priorités se manifestent; elles affectent aussi le poids des différentes composantes du système éducatif. Ceteris paribus, le «budget de l’éducation» (non pas la part de l’éducation dans le budget national, mais la répartition, au sein du système éducatif, des ressources nationales consacrées à l’éducation) dans un pays qui vise un développement centré autour d’une industrialisation massive (la Chine par exemple) sera différent de celui d’un autre pays visant un développement centré autour de la haute technologie (l’Inde, le Rwanda). Il n’est pas difficile de se rendre compte qu’il n’y a aucun rêve, idéal ou projet collectif de ce genre aujourd’hui, dans notre société. Alors…

Qu’est-ce qui arrive quand ces valeurs et ces idéaux n’existent pas dans une société?
Quand aucun «dessein ferme [n’] emplit l'âme et le front» des citoyens. Qu’est-ce qui arrive quand une société vit, comme nous vivons ici, «sans un songe en avant, sans un deuil en arrière» avançant «sans savoir où l'on va»?

Ce qui arrive c’est que la formation de ces jeunes perd automatiquement de sa nécessité. On n’en a pas besoin. C’est exactement ce qui nous est arrivé comme société: nous ne sommes pas en train de bâtir quoi que ce soit de grand ou de beau, de si grand et de si beau qu’une génération ne suffit pas à y arriver et pour lequel nous attendrions impatiemment ces futurs intellectuels, ingénieurs, juristes, médecins, informaticiens, écrivains etc. qui doivent poursuivre et achever notre œuvre. Nous ne gravissons l'âpre cime d’aucun «haut destin». Voilà pourquoi des étudiants en médecine peuvent se transformer en tueurs-par-omission sans nous émouvoir. Voilà pourquoi la matière la plus importante au cursus de l’UEH est la grève-ologie, suivie de près dans certaines facultés par la voye-wòch-ologie (deux matières qui préparent les étudiants à servir librement et joyeusement de chair-à-canon dans les affrontements politiques). Voilà pourquoi il importe peu que nos enfants n’apprennent rien à l’école, qu’ils trichent sans retenue aux examens. C’est UN SEUL ET MEME PROBLEME. Et c’est pourquoi aussi, le ministre Nesmy Manigat est un grand ministre pour une pareille société: il a compris, mieux que quiconque, à quel point les examens étaient inutiles: à quoi ça sert de mesurer ce que nos enfants ont appris (c’est le rôle des examens) quand on se fout royalement qu’ils aient appris ou pas quelque chose? Comme le dirait le regretté Michel-Rolph Trouillot, «Fou qui croit qu’il trahissait le rêve: c’était ça, le rêve! »



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