Le baiser de Judas

Publié le 27-04-2020 | Le Nouvelliste

Attribution Photo: therealhaiti.com

A. J. Victor
avril 27, 2020

Dans mon pays c’est, depuis quelques années, la guerre contre les enfants. Elle se fait sans fusil ni canon, mais elle détruit avec autant d’efficacité l’avenir de beaucoup de petits Haïtiens. Elle n’est pas faite par l’impérialisme américain ou français, ni par le FMI ou la Banque mondiale, ni par l’Occident blanc, chrétien, capitaliste mais, comme la plupart des massacres de notre histoire, par d’autres Haïtiens. Elle ne vise pas le corps, elle cible la tête et le cœur de ces enfants. Elle vise leur avenir. Elle veut les abêtir. Comme le baiser de Judas, chacune de ces décisions prétend être justifiée comme un acte de justice ou d’amour envers ces mêmes enfants.

Il y eut la suppression du Bac-1. Pas une mauvaise mesure en elle-même, mais exécutée avec un amateurisme et une négligence consommés : on se contenta simplement d’annuler les examens de rhéto sans modifier en rien l’examen traditionnel de la philo. Puis il y eut la suppression des examens officiels de 6ème année fondamentale.  Ces examens étaient coupables, semble-il, de révéler qu’il y avait des écoles primaires qui n’apprenaient rien aux enfants. Le ministre Manigat cassa donc le thermomètre. L’opposition (donc de potentiels dirigeants) apporta aussi sa contribution avec le verrouillage du pays (peyi lòck) en 2019.

Mais cela ne suffisait toujours pas. Il y avait toujours ces éducateurs impénitents qui se battaient quand même pour exiger des enfants qu’ils apprennent quelque chose. Le MENFP n’évaluait plus la littérature mais eux continuaient à l’enseigner et à évaluer les enfants là-dessus.  Le ministre avait éliminé les examens officiels, mais eux avaient leurs examens à eux, plus sérieux. Au projet évident de nos ministres de conduire tous les élèves Haïtiens vivant au pays (à l’exception de ceux qui peuvent payer le lycée français ou une école américaine) à la médiocrité absolue, ces incorrigibles persistaient à mettre « des facteurs de blocage traumatisant dans le parcours scolaire » (pour reprendre le terme du professeur Fritz Dorvilier). La prochaine bombe sera pour ces incorrigibles. Elle fut lâchée récemment, plus précisément le 14 avril.

Ce 14 avril 2020, le MENFP annonça l’élimination du redoublement pour les enfants des trois premières années du fondamental (mesure qui sera probablement généralisée aux deux premiers cycles plus tard). Le ministère justifia sa décision comme une mesure pour combattre le fort taux de redoublement et d’abandon au premier cycle. La logique est d’une telle absurdité qu’il est difficile d’y répondre. Je vais devoir expliquer: le fort taux de redoublement est un INDICATEUR ! Il REVELE, il INDIQUE qu’il y a un problème (absence de livres, par exemple ou alimentation inadéquate etc.). Ce qui est sûr, c’est que le fort taux de redoublement n’est pas lui-même le problème. De la même manière qu’un thermomètre peut révéler la fièvre mais n’est pas la fièvre et que la fièvre, ni l’infection qui la cause, ne s’en ira parce qu’on a cassé le thermomètre ou interdit son usage, l’élimination du redoublement ne peut changer en rien ce qui fait que les enfants redoublaient. Cette mesure ne fera que cacher le problème et ces enfants, changeant de niveau sans avoir maitrisé le minimum nécessaire, seront de plus en plus perdus. Leur échec (au départ réel mais rectifiable), sera simplement différé de quelques années au bout desquelles l’accumulation des lacunes rendra tout apprentissage, toute rectification, tout rattrapage impossible. C’est alors que ces enfants seront vraiment foutus. Dès qu’ils auront atteint le premier niveau où cesse la promotion automatique, ils devront forcément ou bien rester dans cette classe à jamais, ou bien abandonner.    N’étais-je pas en droit d’attendre que des décideurs aux plus hauts niveaux de l’état (et des intellectuels comme le professeur Fritz Dorvilier) comprennent cela tout seuls ?

Avant d’aller plus loin, clarifions. Je ne dis pas qu’il faille ignorer le redoublement massif au premier cycle et simplement laisser les enfants échouer. Je dis qu’il faut aller à la source du problème. Si les enfants n’ont pas de livres, qu’on les leur procure; si les enfants sont sous-alimentés, qu’on leur fournisse une cantine scolaire ; si ce sont les professeurs qui sont incompétents, qu’on les mette à niveau. Mais il est moralement irresponsable et intellectuellement inacceptable de prétendre que la promotion automatique est une solution à l’échec de ces enfants.

L’idée que l’on puisse annuler le redoublement est, je le sais, basée sur des études démontrant que le redoublement n’est pas efficace comme moyen de remédier aux déficiences des redoublants. Je le sais. Mais est-ce à moi d’apprendre à ceux qui prennent des décisions aux plus hauts niveaux de l’Etat qu’une étude ne dispense pas de la réflexion. Information élaborée et fiable, si l’étude est bien menée, une étude est une information, pas plus.  Les pays qui ont annulé le redoublement sont des pays riches où tous les enfants vont à l’école dans des conditions matérielles décentes, avec des classes aux effectifs limités, avec un professeur formé, et des manuels de qualité. (Est-ce le cas chez nous ?) C’est après avoir réduit les redoublements en éliminant ceux dus à des causes évidentes (en attaquant ces causes) que certains pays ont pris la chance de les annuler. Là encore, tous ces pays ont mis en place des dispositifs pour aider les élèves les plus faibles et mitiger les effets de la promotion automatique. Nous avons adopté la promotion automatique sans rien faire de tout cela. Nou byen nan tèt nou ?

Le professeur Fritz Dorvilier, dans un texte de 2015 qui soutient toutes les mesures désastreuses de l’ancien ministre Manigat, fait état d’une enquête qui a été menée, semble-t-il, en Haïti sur la perception que les redoublants ont de leur redoublement. Personne ne sera étonné d’apprendre que ces petits Haïtiens l’expliquent par la méchanceté du prof qui les a « coulés » ou par un mauvais sort jeté par quelqu’un ; une idée qui ne viendrait probablement jamais à la tête d’un petit Norvégien ou d’un petit Japonais. Alors avec une telle différence dans les cultures, qui peut dire qu’il sait comment les petits Haïtiens réagiront si la menace du « pa pase » disparait ?  Et si la principale réaction des enfants est de conclure qu’ils n’ont plus besoin d’étudier ni de faire leurs devoirs puisque, de toutes les façons ils vont monter en classe supérieure ?  Et si des directeurs et des professeurs se mettaient à ne plus trop se soucier d’apprendre quoi que ce soit aux enfants puisque finalement il n’y a plus de différence entre ceux qui ont appris et les autres ? Que fera le ministère alors ? Encore une fois, nou byen nan tèt nou ?

À l’évidence, cette mesure du ministère ne constitue pas la fin des hostilités. L’ancien ministre Manigat, fort de son influence sur le financement du MENFP, propose de profiter de la crise pour réduire le parcours scolaire à 12 ans au lieu de 13.  L’idée, en elle-même encore une fois, n’est pas mauvaise si cela se fait bien. Mais nous avons assez d’expérience avec M. Manigat pour savoir comment il exécute ses réformes. D’ailleurs il propose de le faire à la faveur de la crise actuelle. Cela se fera donc vite (comme la généralisation du Nouveau Secondaire deux semaines avant l’ouverture des classes). Il n’y aura pas de refonte des manuels, pas de réaménagement sérieux du curriculum. Ces petits nègres qui ne peuvent même pas se payer une école américaine ou française ne méritent pas tous ces efforts, semble-t-il. Et là est peut-être la vraie question…

Finalement la vraie et profonde perversité de toutes ces mesures est dans leur philosophie ; dans une certaine perception de ces petits Haïtiens comme une masse de mauviettes sans colonne vertébrale, d’êtres au caractère si faible qu’un simple échec scolaire suffirait à les traumatiser et à détruire leur self-estime. Il ne faut donc pas espérer qu’un échec puisse les faire grandir ; il ne faut pas leur demander de gravir l’âpre cime d’un quelconque sommet de l’excellence. S’il faut vouloir leur bien, s’il faut les aimer, ce ne peut être que de cet amour bon marché qui ne fait aucune exigence, qui ouvre devant eux la grande porte de la facilité et offre à leurs pas, le chemin descendant en douce vers les ténèbres de l’ignorance. Judas aussi « aimait » le Seigneur.



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